Les cerfs prennent leurs aises
Un jeudi soir de mars, autour des bois de Versoix. Il est passé 21h, quand le pick-up des gardes de l’environnement s’engage sur un petit chemin agricole. Des spots puissants balayent un champ cultivé. De petits points brillants apparaissent dans la nuit. «Un, deux, trois… Ils sont huit», compte un des gardes-faune installé à l’avant du véhicule et muni de jumelles. Ils? Des cerfs, mâles et femelles.
Ce soir, les professionnels comptent les animaux dans un périmètre donné. «La méthode est celle de l’indice kilométrique d’abondance», précise Yves Bourguignon, le chef des gardes-faune. Le véhicule suit un itinéraire déterminé, identique d’année en année, depuis le milieu des années nonante. Cela permet de faire des relevés qui montrent l’évolution de la population des cervidés, sans pour autant permettre de connaître la réelle population de la région. Ces comptages se font quatre fois l’an, en mars. Le même soir, Français et Vaudois font de même afin d’obtenir une photo régionale.
Croissance non régulée
Ce soir là, premier des comptages, les hommes du service de l’environnement comptabiliseront plus de 160 cerfs et 19 chevreuils pour le massif de Versoix. «Il n’y en a jamais eu autant», souffle Yves Bourguignon, rappelant qu’à la fin du siècle passé, lors des premiers comptages, aucun cerf n’avait été vu. Les animaux, bien que sous le feu des projecteurs durant quelques instants, ne semblent pas dérangés outre mesure. Un regard vers le pick-up, puis ils retournent vaquer à leurs occupations. Jusqu’à 60 bêtes sont comptées ensemble dans un champ. «La journée, les animaux sont plutôt présents dans les bois de Versoix», indique Yves Bourguignon. Pourtant, peu probable d’espérer se retrouver nez à nez avec une harde lors d’une balade forestière. Cerfs et chevreuils vivent loin des chemins de randonnée qui sillonnent la zone. Leur préférant des lieux plus calmes.
Le soir, par contre, «ils sortent se nourrir dans les zones découvertes», explique Yves Bourguignon. Il faut dire que les cervidés sont particulièrement friands de certaines cultures, dont le colza, le tournesol ou encore les lentilles. D’où leur présence dans les champs, dans lesquels ils font des dégâts lorsqu’ils se nourrissent. Genève étant un canton libre de chasse, la population des cerfs n’y est actuellement pas régulée. Pour l’heure, malgré une demande de l’Office cantonal de l’agriculture et de la nature, il n’y a pas d’autorisation de régulation, à savoir de tir. Les spécimens se multiplient ainsi librement et leur nombre croît d’année en année, contrairement à d’autres espèces, comme le sanglier, dont un certain nombre sont abattus chaque année afin de maîtriser la croissance des populations et limiter les dégâts aux cultures. De manière générale, Genève est un canton qui connaît une forte densité de faune sauvage.
Dégâts et clôtures
L’évolution de la population de cerfs n’est pas sans poser de problèmes. Les agriculteurs ne voient pas forcément l’augmentation du nombre de cervidés d’un bon œil, en raison des dégâts importants causés localement à certaines cultures. Pour limiter la casse, les champs particulièrement fragiles sont clôturés. «Actuellement, le canton gère et finance ces aménagements pour la région de Versoix, car la situation très tendue demande un suivi particulièrement attentif que l’on ne peut exiger des exploitants. Si malgré tout il y a des pertes, elles sont compensées», assure Yves Bourguignon. Des tests sont menés par la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture afin d’évaluer l’impact des cervidés sur les céréales. Certains champs semblent subir des baisses d’environ 20%, ce qui confirme les estimations des exploitants. Enfin, s’agissant des atteintes à la forêt, Yves Bourguignon indique que prochainement, pour assurer le développement de bois de qualité, la pression des animaux devra être moindre.
Protéger les cultures a un prix pour les agriculteurs, mais n’est pas sans conséquences pour les cervidés. De plus en plus d’espaces étant fermés, leurs déplacements sont davantage contraints. Ce d’autant plus sur un territoire densément peuplé. «Des relevés GPS nous permettent de constater qu’ils passent par un couloir entre les maisons, illustre Yves Bourguignon. Nous, êtres humains, avons tout accaparé, mais n’en sommes pas toujours conscients.» Et de plaider pour un équilibre entre les espaces laissés libres, les champs clôturés et le nombre d’animaux. «Sinon, ceux qui subissent les atteintes ne se sentent pas entendus. Les agriculteurs souhaiteraient être mieux pris en compte.»
LOUP Y ES-TU ?
A Versoix, si la population de cerfs croît en hiver avec l’arrivée d’animaux depuis le Jura, une bonne partie des bêtes sises dans la zone sont aussi «genevoises». Les professionnel·les du service de l’environnement suivent leurs déplacements à l’aide de GPS. Se pourrait-il que le loup, qui a suivi le gibier cet hiver jusque vers les fermes du pied du Jura, apparaisse également sur la rive droite genevoise? Il y a eu une observation confirmée à Jussy, mais pour l’heure, rien du côté de Versoix. «Depuis une année, nos collègues français constatent que les cerfs sont moins tranquilles et constitués en groupes plus petits», raconte un garde-faune. Mais de là à dire que le loup rôde, il y a un monde. Ce qui est certain, c’est que des meutes sont installées dans le canton de Vaud, au niveau du col du Marchairuz et des attaques de loups sur des cerfs ont été répertoriées au Mont Mussy, derrière Divonne-les-Bains. «Genève est trop exigu pour une meute, qui a besoin d’un territoire immense, nuance Yves Bourguignon. Une installation durable du prédateur dans le canton est peu probable, mais nous pourrions avoir des présences plus régulières de cet animal.» L’évaluation de l’impact de l’arrivée du loup dans la région sur le nombre de cervidés est difficile. MPO