Chroniques

Toblerone triangulaire

En coulisse

Traumatisme national: le symbole qui ornera désormais les emballages du fameux chocolat Toblerone ne sera plus notre Cervin national, mais une montagne anonyme. Ainsi en a voulu le géant de l’agroalimentaire Mondelez, qui délocalise une partie des usines de fabrication du chocolat de forme triangulaire en Slovénie, mondialisation oblige! Il n’en faut pas plus pour que les éditorialistes locaux, toutes tendances politiques confondues, ainsi que de braves citoyen·nes sur les réseaux sociaux s’enflamment et crient au scandale, à la négation des valeurs patrimoniales, au crime de lèse-majesté. Touche pas à mon Toblerone, touche pas à mon Cervin! Tel le village d’Astérix face à l’envahisseur romain, la résistante Suisse entend créer l’unité nationale devant l’Empire négateur de sa spécificité culturelle et culinaire.

On aurait aimé que ce vent de révolte contre la machine mondialisée se lève plus tôt. Par exemple, quand le Toblerone était toujours «suisse», ce que concrètement il n’a jamais été, puisque le concept même de «chocolat suisse» est un leurre. La bourgeoisie suisse est prise à son propre piège de supplétif et acteur de la méga-machine, qui se retourne aujourd’hui contre elle. Il n’existe pas le moindre cacaoyer en Suisse, pas plus que dans le reste de l’Occident. Le cacao utilisé par l’industrie chocolatière vient essentiellement d’Afrique et en partie d’Amérique latine et d’Asie. Bref, de là où les conditions climatiques sont propices à sa culture. Ce cacao est récolté dans des conditions difficiles, voire insupportables. Les paysans et les paysannes sont sous-payé·es, l’esclavage des enfants une réalité documentée par de nombreuses ONG et reportages. Le prix du cacao payé aux cultivateurs et aux cultivatrices (quand il l’est) ne repose pas sur la valeur de leur travail, mais dépend des fluctuations des marchés internationaux et spéculations diverses. Ils et elles se situent tout au bout d’une chaîne qui compte de nombreux intermédiaires; de tous les acteurs de la filiale, ce sont celles et ceux qui en bénéficient le moins.

Le cacao est transformé dans les usines d’Europe en pâte chocolatée. La fabrication et la commercialisation du chocolat est entre les mains de moins d’une dizaine d’entreprises, dont la plupart ont leur siège social ou des antennes en Suisse (parmi lesquelles le «méchant» Mondelez qui produit et exfiltre désormais le Toblerone loin de nos vertes contrées). L’histoire du cacao est celle d’une spoliation; elle est, comme celle de nombreuses matières premières, le reflet de l’histoire du monde. D’abord boisson légendaire à base de fèves de cacao broyées chez les Aztèques, Mayas, et autres peuples d’Amérique centrale, le chocolat est, dans la foulée du génocide des peuples précolombiens, exporté par les colons espagnols vers l’Europe où il fait le ravissement de la cour de Charles Quint, puis des différentes cours européennes. Les esclaves africains remplacent les Indiens, morts ou en voie de disparition, au cours des quatre siècles suivants. Le chocolat est un produit esclavagiste par essence.

Alors que l’esclavage est «aboli» à la fin du XIXe siècle, les conditions serviles se perpétuent et les Noir·es demeurent exploité·es dans des conditions quasi similaires, au moment où l’industrie du chocolat, notamment suisse, prend son essor. Un scandale d’envergure éclate au début du XXe siècle: l’île de Sao Tomé, qui pendant plus de cinq siècles a servi de centre de concentration esclavagiste portugais destiné à alimenter les Antilles et le continent américain, est devenue une plantation géante de café et de cacao, sur laquelle des Africains et des Africaines attiré·es par de faux contrats d’engagement sont maintenu·es en situation d’esclaves, travaillent et meurent sur place dans des conditions atroces. A tel point que même des fabricants de chocolat américains quakers s’en émouvront.

C’est cette matière première qui a donc constitué la base de notre chocolat national. Rappelons aussi que le Brésil, un des principaux producteurs de cacao depuis la «découverte de l’Amérique» jusqu’à nos jours, fournisseur essentiel des industries chocolatières suisses, européennes et nord-américaines à la fin du XIXe siècle et début du XXe, fut le dernier pays a abolir l’esclavage, et que les conditions de travail ne furent guère plus reluisantes par la suite. Enfin, cynisme ultime, à la fin du XIXe siècle, l’esclavage frontal étant passé de mode, les Occidentaux décidèrent de faire pousser les cacaoyers en Afrique et d’exploiter directement la main-d’œuvre sur place.

En 2023, les cultivateurs et les cultivatrices sont toujours pieds et poings liés, dépendant·es des marchés, et de la politique de «cartel» des grosses entreprises agroalimentaires. Voilà pourquoi la montée au créneau pour défendre le Cervin comme emblème de «notre chocolat national» est absurde, voire honteuse. Une suggestion: vu la forme du Toblerone, et compte tenu de sa forte charge symbolique, pourquoi ne pas imprimer, à la place d’une montagne, le tracé du commerce triangulaire?

Dominique Ziegler est auteur et metteur en scène, www.dominiqueziegler.com
A l’affiche jusqu’au 16 mars: Morrison’s blues, Théâtricul, Chêne-Bourg (GE), theatricul.net

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lundi 8 janvier 2018

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