Le mot de la traductrice – Camille Luscher
En traduisant Aline Valangin, je me trouve confrontée à deux enjeux, que je n’avais pas tout à fait anticipés. Le premier c’est la langue de ce livre paru pour la première fois au milieu des années quarante. Elle m’avait semblé très simple, je me rends compte en traduisant qu’elle est d’une simplicité extrêmement littéraire. Je dois trouver un style qui convienne à l’époque de l’écriture du roman, sans nier le fait que la traduction s’écrit aujourd’hui, à notre époque. Et que l’original, sous ses atours classiques, est extraordinairement moderne, c’est-à-dire en avance sur son temps.
Et puis il y a la précision des images. La description du jardin, des légumes, les sensations face à la terre ou en retrouvant des choses oubliées: le métier à tisser, l’odeur familière de la maison.
À plusieurs reprises, je me surprends à penser que le mot idéal, parfait de concision et de précision est tout proche, sur le bout de ma langue… pour me rendre compte un tout petit peu plus tard que le mot que je recherche est le mot allemand! La traduction idéale, c’est la tautologie, la répétition sobre du même texte. L’absence de traduction, en d’autres termes. Mais comme je change de langue, je suis forcée de dire presque la même chose, et donc un peu autre chose aussi.
Et j’ai beau retourner les choses dans tous les sens, je ne trouve pas de terme assez riche, assez complexe, et tout à la fois simple, banal même. La «stille Freude», par exemple, que le père ressent en contemplant les mains de sa fille. C’est une joie simple, silencieuse, taciturne, tapie, tranquille, sereine, calme, discrète, secrète? Une joie tranquille, peut-être. Et ce sentiment de «Geborgenheit», de «Heimat» qu’Alba ressent sur le pas de la porte, humant le café et pressentant la présence du père qui lit son journal… C’est peut-être bien une sensation de chaleur, la certitude d’un foyer et d’un chez-soi. Mais je sens en l’écrivant que ce n’est pas non plus tout à fait ça, et ma première impression en jetant ces mots sur le papier, c’est qu’ils ne suffiront jamais à décrire ce que j’éprouve en lisant l’allemand. Le tout est bancal, brut, trop laid et comme mal assorti.
Mais le texte s’élabore, les phrases se mettent en place. Et comme sur le métier à tisser d’Alba, la couleur de la trame vient se nouer sur les fils de chaîne. Je n’arrive jamais à saisir le moment où le texte se met en place en français. Ce qui d’abord me repoussait me semble enfin convenable, éloquent. Pourtant, rien n’a tellement changé, ce sont de menus agencements, d’infimes variations, venus mettre de l’huile dans les rouages, du ciment entre les briques.
Peut-être simplement que le texte allemand s’est suffisamment éloigné pour laisser place au texte français. On parle parfois de deuil… Il faut faire en traduction le deuil de l’original. Pour rester avec Alba, on pourrait dire qu’il faut accepter de contempler la tapisserie quand à l’instant on admirait les couleurs du jardin. Le sentiment n’est pas tout à fait le même, mais l’image est là, «révélée dans toute sa structure».
Camille Luscher