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Total, entre caution morale et greenwashing

Début février, TotalEnergies annonçait le lancement d’une évaluation de la situation humanitaire dans le nord du Mozambique, précisant avoir fait appel pour cette mission à Jean-Christophe Ruffin. Autant dire que le mandat de l’ancien ténor de l’humanitaire (ex-cadre de Médecins sans frontières et d’Action contre la faim) pour le compte du géant pétro-gazier passe mal auprès des ONG. Réaction de MSF Suisse.
Mozambique

Le 3 février, le président-directeur général de TotalEnergies annonçait avoir confié à Jean-Christophe Rufin, ancien cadre de plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), diplomate et écrivain, la mission d’évaluer la situation humanitaire dans une province du nord du Mozambique, en proie à une insécurité importante depuis octobre 2017. Le communiqué précise que M. Rufin a été vice-président de Médecins sans frontières (1991-1992) et président d’Action contre la faim (2003-2006).

Il y a une dizaine d’années, d’importantes réserves de gaz ont été découvertes dans les eaux territoriales du Mozambique, suscitant la convoitise du groupe pétrolier pour leur extraction. Un projet estimé en 2019 à 20  milliards de dollars a alors été initié, largement soutenu par le gouvernement français, qui, sans craindre le paradoxe, avait auparavant annoncé l’importance pour les pays africains de sortir des hydrocarbures. Il s’agit de l’un des plus grands financements de projet jamais réalisé en Afrique.

Largement critiqué par de nombreuses ONG, le projet de TotalEnergies est accusé d’avoir catalysé les tensions dans le nord du pays. Alors que les autorités peinent déjà à garantir la stabilité de cette région, plusieurs centaines de soldats ont été dépêchés autour des sites d’extraction. D’autre part, les Nations Unies estiment à près d’un million le nombre de personnes ayant fui le conflit et son lot de violences extrêmes, incluant l’enrôlement forcé d’enfants dans des groupes armés fondamentalistes.

Dans l’un des pays les plus exposés au dérèglement climatique, et où plusieurs cyclones dévastateurs ont entraîné la mort d’un millier de personnes ces dernières années, les conséquences écologiques du projet de TotalEnergies ont été souvent détaillées. Les recommandations de l’Agence internationale de l’énergie, qui préconise un arrêt des nouveaux forages de gaz et de pétrole, ont de toute évidence été éludées. Ainsi, certaines associations voient dans cette initiative une véritable bombe à retardement, engendrant une augmentation massive des émissions de gaz à effet de serre et altérant la biodiversité marine.

Si le «philanthrocapitalisme», soit l’idée que le secteur privé peut faire preuve d’altruisme, ainsi que son corollaire le greenwashing, sont des notions qui commencent à dater – TotalEnergies s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre tout en continuant d’investir dans de nouveaux projets pétroliers, notamment en Ouganda –, certaines organisations humanitaires restent toujours médusées de voir l’un de leurs anciens cadres cité dans une telle initiative. En effet, cette démarche vise évidemment moins à évaluer si les activités de l’entreprise peuvent reprendre ou non «dans le respect des droits humains» qu’à fournir une caution morale au groupe industriel. Le risque d’instrumentalisation reste cependant présent, comme ce fut malheureusement le cas il y a une vingtaine d’années en Birmanie, où le rapport d’une autre figure historique de l’action humanitaire avait été utilisé pour blanchir la compagnie pétrolière des accusations de travail forcé dont elle faisait l’objet.

Pourtant, l’organisation Médecins sans frontières, présente au Mozambique depuis plusieurs décennies, aurait pu sans peine éclairer le travail de son ancien vice-président quant à l’évaluation de la situation humanitaire de la région: paludisme, insécurité alimentaire, infections respiratoires, maladies chroniques et infectieuses, violences généralisées et leurs retombées dramatiques sur la santé mentale des populations, systèmes scolaire et sanitaire effondrés, précarisation économique, exodes forcés. A n’en pas douter, l’objectif de la mission est ailleurs. Mais elle ne saurait en aucun cas être justifiée par une rhétorique humanitaire largement éculée.

Françoise Duroch est directrice de recherche, Médecins sans frontières Suisse.

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