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Coup de poker

Un an après l’agression de l’Ukraine par la Russie, «rien ne paraît pouvoir arrêter l’escalade des armes, qui tient désormais lieu de négociations», constate Benoît Bréville, qui pointe l’incapacité persistante des Etats-Unis, après les épisodes irakien et afghan, «à retenir les leçons de leur engagement au Vietnam». Eclairage.
OTAN

Les livraisons devaient se limiter à du «matériel défensif». Pour éviter l’escalade, pour empêcher une «confrontation directe entre l’OTAN et la Russie» synonyme, selon le président Joseph Biden, de «troisième guerre mondiale». Un an après l’agression de l’Ukraine par la Russie, les équipements de protection fournis par le camp occidental se sont transformés en hélicoptères Mi-17, en canons Howitzer 155 mm, en drones kamikazes, en lance-roquettes longue portée, en chars Abrams et Leopard. Les limites posées un jour ont été franchies le lendemain, et quand M. Biden assure, le 31 janvier dernier, que son pays ne livrera pas les avions de combat réclamés par Kiev, on devine la suite. D’ailleurs, dans les cercles militaires, on compare déjà les vertus du Gripen suédois et du F-16 américain.

Car rien ne paraît pouvoir arrêter l’escalade des armes, qui tient désormais lieu de négociations. «Faire pencher le champ de bataille en faveur de l’Ukraine» serait devenu, d’après Washington, «le meilleur moyen d’accélérer la perspective d’une véritable diplomatie »1>Conférence de presse de M. Anthony Blinken, secrétaire d’Etat, Washington, DC, 8 février 2023.. A coups de déclarations martiales («Nous soutiendrons le peuple ukrainien aussi longtemps qu’il le faudra», «L’Ukraine l’emportera»…), M. Biden a mis le crédit de son pays dans la balance: après la débâcle afghane, tout recul apparaîtrait comme un signe de faiblesse. Et pour l’Union européenne, qui s’est elle aussi beaucoup engagée, comme une humiliation stratégique. De son côté, M. Vladimir Poutine mobilise les forces nécessaires pour parvenir à ses fins, dans un conflit qu’il perçoit comme un enjeu vital et qui engage le destin national. L’idée qu’une Russie acculée consentirait à sa défaite, plutôt que d’utiliser des armes plus destructrices, relève du coup de poker.

La question du déploiement de troupes occidentales risque de se poser bientôt. Pour l’instant, Washington s’y refuse. Mais le président Lyndon Johnson ne déclarait-il pas, en octobre 1964: «Nous n’allons pas envoyer des garçons américains à neuf ou dix mille miles de chez eux pour faire ce que des garçons asiatiques devraient faire eux-mêmes »2>Discours à l’université d’Akron (Ohio), 21 octobre 1964.? Il changea d’avis quelques mois plus tard. Trois millions de «garçons américains» allaient débarquer au Vietnam à partir de 1965. 58 300 n’en reviendraient jamais.

Une victoire impossible, un enlisement prévisible, un entêtement dans l’erreur au seul motif de ne pas perdre la face: ce destin n’attend pas seulement les Russes. Les Etats-Unis ont démontré, en Irak et en Afghanistan, leur incapacité à retenir les leçons de leur engagement au Vietnam. C’est donc vers Kiev que l’ancien vice-ministre de la défense Nguyen Chi Vinh tend le miroir de l’histoire: «Nous devrions dire à nos amis ukrainiens qu’il n’est pas judicieux de laisser leur pays devenir une arène des politiques de puissance, de s’appuyer sur la force militaire pour affronter leur immense voisin et de prendre parti dans une rivalité entre grandes puissances. »3>Cité dans l’article de Hoang Thi Ha, «The Russia-Ukraine war: Parallels and lessons for Vietnam», Fulcrum, 14 mars 2022. Adossée à l’OTAN et équipée de matériels rutilants, l’Ukraine se fixe désormais des buts de guerre démesurés, comme la reconquête de la Crimée. En encourageant ce jusqu’au-boutisme, les Occidentaux garantissent que le conflit durera, s’élargira, s’envenimera.

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* Paru dans Le Monde diplomatique de mars 2023, www.monde-diplomatique.fr/

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