OGM sauce moutarde
Le 18 octobre 2022, le gouvernement indien a approuvé la toute première dissémination dans l’environnement d’une culture vivrière génétiquement modifiée (OGM), la moutarde DMH-11. L’autorisation a été délivrée pour quatre ans, mais la dissémination environnementale est considérée comme une étape cruciale sur la voie de la commercialisation.
A ce jour, en Inde, seule la commercialisation du coton OGM Bt a été approuvée. Au cours des vingt dernières années de culture du coton Bt, plusieurs rapports ont mis en évidence son impact désastreux dans le pays – de l’utilisation accrue de pesticides et d’insecticides pour lutter contre les «super parasites» à l’endettement exacerbé et aux suicides d’agriculteur·trices. Des centaines de variétés de coton locales et indigènes ont été perdues, remplacées par des monocultures Bt ou disparues en raison d’une contamination génétique. Des groupes de la société civile, dont Sarson Satyagraha, et des partis politiques se sont opposés à la dissémination de la moutarde OGM dans l’environnement. Ils alertent sur le risque de contamination du matériel génétique de la moutarde locale et de conséquences sur la diversité génétique de l’Inde, où la moutarde est cultivée depuis près de 6000 ans.
Le 3 novembre, la Cour suprême de l’Inde a ordonné la suspension de la dissémination de la moutarde OGM. Elle a également ordonné au gouvernement indien de veiller à ce qu’«aucune mesure précipitée ne soit prise» avant que la demande soit entendue. Cependant, les journaux rapportent que certains sites du Conseil indien de la recherche agricole en Uttar Pradesh et au Rajasthan auraient planté de la moutarde OGM.
Tolérance aux herbicides. Développée par le Dr Deepak Pental et son équipe au Centre de manipulation génétique des plantes cultivées de l’Université de Delhi, la moutarde DMH-11 est un croisement entre la variété populaire de moutarde indienne «Varuna» et une variété d’Europe de l’Est, «Early Heera-2». La moutarde étant une plante autogame, le croisement a été rendu possible en stérilisant l’une des lignées parentales. Dans la lignée parentale «Varuna» de la DMH-11, un gène «barnase» a été introduit pour induire une stérilité mâle et empêcher la plante de s’autopolliniser naturellement. En revanche, dans la lignée «Early Heera-2», un autre gène, «barstar», a été introduit qui bloque l’effet du premier, ce qui permet une production de graines lorsque la DMH-11 est cultivée. Un troisième gène attise la controverse: le gène «bar» tolérant aux herbicides. Il a été introduit dans les deux lignées parentales afin de conférer à la plante une tolérance à l’utilisation du glufosinate d’ammonium – un herbicide à large spectre, semblable au «Roundup» de Monsanto (glyphosate). Les végétaux non-OGM meurent lorsqu’ils sont traités avec du glufosinate. La DMH-11 n’est donc pas seulement une culture transgénique utilisant trois gènes issus d’une espèce différente, elle est aussi fondamentalement une culture tolérante aux herbicides.
La principale controverse entourant la moutarde OGM est sans aucun doute cette caractéristique cachée de tolérance aux herbicides. Ses développeurs affirment pourtant qu’elle n’a pas été conçue à cette fin. Cependant, la lettre autorisant sa dissémination, émise par le Comité indien d’évaluation du génie génétique (GEAC) en octobre dernier, indique clairement que le patrimoine génétique de la DMH-11 et des deux lignées parentales portent le gène «bar», preuve d’une tolérance aux herbicides. La lettre d’approbation comprenait également une condition selon laquelle aucun herbicide, de quelque nature qu’il soit, ne serait autorisé à être utilisé pour une culture en champ de la moutarde OGM, et qu’une telle utilisation inappropriée entraînerait une action en justice. Cette condition est en elle-même la preuve que le comité d’évaluation des OGM est bien conscient que la moutarde DMH-11 est résistante aux herbicides et qu’il existe une forte probabilité d’utilisation d’herbicides dans les champs de cultures.
Dans un pays aussi vaste et peuplé que l’Inde, il est difficile pour les autorités gouvernementales d’empêcher les agriculteur·trices d’utiliser des herbicides alors que ceux-ci sont facilement disponibles sur le marché. Ces dernières années, on a pu observer des semis illégaux de cultures tolérantes aux herbicides telles que le maïs, le soja et le coton. Des syndicats agricoles et des groupes de la société civile ont alerté le comité d’évaluation des OGM et son ministère, exigeant des mesures sérieuses pour freiner la propagation illégale de cultures OGM tolérantes aux herbicides non approuvées, mais aucune mesure stricte n’a été prise.
Le groupe de travail gouvernemental sur l’agro-biotechnologie dirigé par le Dr M.S. Swaminathan, ainsi que deux commissions parlementaires et le comité d’expert·es techniques de la Cour suprême se sont tous opposés à la production de cultures tolérantes aux herbicides. Le comité d’expert·es techniques de la Cour a qualifié cette production de «non durable» et «inadaptée» à l’Inde. Soulignant que l’herbicide pulvérisé sur les cultures tolérantes aux herbicides est cancérigène, il a recommandé une «interdiction totale» de toutes ces cultures sur la base d’un «principe de précaution», étant donné qu’aucune étude de sécurité à long terme n’a été réalisée quant à l’impact des cultures OGM vivrières sur la santé humaine et animale et sur la biodiversité.
Pas vraiment «Made in India». Pour promouvoir la moutarde OGM auprès du gouvernement et du public, ses développeurs la présentent comme «swadeshi» c’est-à-dire «Made in India». A la différence du coton Bt mis au point par Monsanto, la DMH-11 est développée par une équipe scientifique indienne dans un laboratoire de recherche public de l’Université de Delhi. La recherche a été financée par le Conseil national de développement du secteur laitier et par le Département de biotechnologie. En réalité, les trois gènes externes utilisés dans la moutarde OGM sont une technologie brevetée de Bayer CropScience.
En 2002, une variété de moutarde OGM similaire a été rejetée par les autorités de réglementation indiennes lorsque ProAgro Seed Company, une filiale de Bayer, a demandé une autorisation de culture commerciale. La demande de Bayer a été écartée car le Conseil indien de la recherche agricole a estimé que ses essais en champ n’avaient pas montré d’augmentation du rendement.
Avantages économiques douteux. Depuis 2002, l’affirmation d’un rendement «plus élevé» de la moutarde OGM a été contestée non seulement par des groupes de la société civile, mais aussi par des agronomes. Les développeurs de la DMH-11 prétendent que leur moutarde aurait un rendement plus élevé.
Cependant, la Coalition pour une Inde sans OGM (GM Free India Coalition) affirme que l’OGM en question n’a jamais été testé selon les protocoles du Conseil indien de la recherche agricole, et que si le rendement majoré annoncé est supérieur à celui de la Varuna – la variété parentale de la DMH-11 – il reste inférieur à celui des hybrides et variétés à haut rendement actuellement disponibles.
L’actuel responsable de la Direction de la recherche sur le colza et la moutarde (DRMR), le Dr P.K. Rai, partage les mêmes sentiments: «Les performances de rendement de la DMH-11 n’ont jamais été testées en Inde. En l’absence d’essais en champ, il est difficile de dire si cette variété hybride OGM est meilleure que celles existantes.» Pour des rendements plus élevés, il existe des techniques traditionnelles simples comme le «système d’intensification de la moutarde» (SMI) pratiqué par les agriculteur·trices, qui augmentent les rendements de manière significative, entre 4 et 6 tonnes par hectare. De plus, avec la DMH-11, il est fort possible que la productivité soit réduite si le caractère de stérilité mâle se propage à d’autres variétés de moutarde, entraînant ainsi des pertes pour les agriculteurs et les agricultrices.
Des milliers d’années d’héritage culturel menacées
Compte tenu de l’intention du gouvernement de renforcer l’autosuffisance en matière de production d’oléagineux afin de limiter les énormes sorties de devises (environ 15 à 20 milliards de dollars par an) liées aux importations d’huile alimentaire, la décision de commercialiser la moutarde OGM pourrait s’avérer catastrophique à deux niveaux. Premièrement, l’utilisation d’une moutarde tolérante aux herbicides entraînerait une augmentation des importations d’herbicides en Inde. Dans le même temps, le pays pourrait perdre ses capacités d’exportation de denrées alimentaires non génétiquement modifiées et biologiques. Les nations qui importent des céréales alimentaires indiennes parce que le pays ne cultive pas d’aliments génétiquement modifiés chercheraient probablement un autre marché, car les risques de contamination par la moutarde OGM seraient beaucoup plus élevés après sa commercialisation.
Risques pour les pollinisateurs. L’évaluation de l’impact de la moutarde OGM sur les abeilles et autres pollinisateurs aurait dû être une préoccupation majeure des autorités de réglementation chargées de la biosécurité. Cependant, la recommandation du comité d’évaluation des OGM est la preuve qu’aucune étude scientifique n’a été menée pour évaluer cet impact.
Le 25 août 2022, le comité d’évaluation a mis en place un comité d’expert·es chargé d’examiner l’impact de la moutarde transgénique sur les abeilles mellifères et autres pollinisateurs, et d’évaluer la nécessité de mener des études de démonstration en champ. Le comité d’expert·es a produit son rapport dans un délai express de 45 jours, déclarant que «sur la base de l’examen des données scientifiques disponibles dans le monde entier, il semble peu probable que le système bar, barnase et barstar ait un effet négatif sur les abeilles mellifères et les autres pollinisateurs.» Il a également suggéré que les études en champ pourraient «être menées après la dissémination». Des groupes comme la Confédération du secteur apicole ont qualifié l’approche du comité de cynique et non scientifique.
Les exportations de miel seront les plus durement touchées. L’Inde est le cinquième exportateur mondial de miel. Le secteur export craint que la moutarde OGM tolérante aux herbicides ait un impact considérable sur la production et les exportations de miel. Immédiatement après l’approbation du gouvernement, les professionnel·les de l’apiculture et les exportateurs de miel de la Confédération du secteur apicole ont manifesté devant l’Institut de recherche sur la moutarde du Conseil indien de la recherche agricole à Bharatpur, au Rajasthan, exigeant le retrait de l’approbation, et ont transmis un mémorandum au Premier ministre, soulignant que le miel indien est exporté avec un certificat d’absence d’OGM, ce qui ne sera plus possible après la commercialisation de la moutarde DMH-11, mettant ainsi en danger leurs activités et leurs moyens de subsistance.
L’Inde a une longue tradition de lutte contre les OGM. Au cours d’une précédente lutte contre le brinjal (aubergine) OGM, le gouvernement a reconnu que le cadre réglementaire était défectueux, que le système d’évaluation des risques n’était pas robuste et que les systèmes d’essais étaient largement inadéquats. Tandis que GM Free India a montré que le système de réglementation indien, gangrené par de multiples conflits d’intérêts, ne dispose pas des protocoles scientifiques spécifiques requis pour tester les cultures tolérantes aux herbicides. Dans sa lutte contre la dissémination de moutarde OGM dans l’environnement, la Coalition a révélé 15 manquements de l’autorité de réglementation dans les processus et procédures utilisés pour évaluer et approuver cette moutarde.
Pour la population indienne, la moutarde n’est pas seulement une graine oléagineuse, ses feuilles sont directement consommées dans le cadre de la cuisine indienne (sarson da saag). Elle fait également partie de la médecine traditionnelle indienne, en particulier l’Ayurveda, qui utilise les graines et l’huile de moutarde. Dans le cas du brinjal Bt, cette consommation directe de l’OGM en tant que produit alimentaire était l’une des raisons principales du moratoire illimité.
La commercialisation de la DMH-11 ne menace pas seulement la diversité génétique de la moutarde indienne, elle ouvrirait également la porte à plusieurs autres plantes et cultures OGM actuellement en cours de développement par les secteurs public et privé, notamment la banane, l’aubergine, le riz, le maïs, le sorgho et d’autres fruits et légumes.
Les agriculteurs et agricultrices indiennes ont été témoins du désastre causé par le coton Bt. Souhaitons que leurs protestations, ainsi que celles des consommateur·trices et des scientifiques, contre la dissémination de la moutarde OGM dans l’environnement incitent le gouvernement à imposer un moratoire sur la dissémination de cet OGM et de tous les autres. Espérons aussi qu’elles fassent apparaître clairement que la solution aux défis de l’Inde ne réside pas dans des produits OGM, mais dans le soutien au monde agricole et à la diversité des semences locales.
* Lire la version originale avec des notes: https://grain.org/