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La neutralité dans l’ADN de la Suisse?

La représentation d’une neutralité «inscrite dans l’ADN de la Suisse», selon la formule consacrée, court-circuite le fait que la neutralité helvétique – imposée au pays de l’extérieur – découle d’un processus historique. Et que les contours du concept fluctuent au gré des rapports de force. Eclairages de deux historiens, extraits de la revue Pages de gauche.  
La neutralité dans l’ADN de la Suisse?
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les déclarations officielles qui valorisent la neutralité suisse se multiplient: elle devient la norme helvétique. Voyageurs dans une voiture de 3e classe des CFF, vers 1940. KEYSTONE/CFF
Affaires étrangères 

La Suisse actuelle est née au XIXe siècle. La neutralité a été façonnée par le Congrès de Vienne en 1815. Les grandes puissances décident alors que «la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse et son indépendance de toute influence étrangère sont dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe entière». Sur la base de cette volonté internationale de préserver une zone tampon au cœur du continent, les dirigeants helvétiques sauront développer à travers l’histoire leurs intérêts en jouant entre les rivalités des Etats, en commerçant avec tous les belligérants, en se plaçant dans le sillage des impérialismes, en participant ainsi à la colonisation européenne.

Pendant la Première Guerre mondiale, la Confédération affirme sa neutralité, tout en considérant que les entreprises privées peuvent mener leurs affaires internationales en fonction de leurs intérêts économiques. Les belligérants achètent en Suisse des munitions et d’autres produits utiles à la guerre, tandis que les sympathies exprimées dans les différentes régions linguistiques développent un fossé notamment entre la Romandie francophile et la Suisse alémanique germanophile.

Après la guerre, face à la menace de la révolution mondiale dont la victoire bolchevique de 1917 serait le premier succès, une vaste coalition se met en place: la Société des Nations (SdN). Afin de justifier l’adhésion de la Suisse, le Conseil fédéral développe la différence entre la doctrine de la neutralité et la politique de neutralité, ce qui permet de légitimer la participation à la nouvelle organisation internationale et de convaincre ses fondateurs d’installer celle-ci à Genève.

Après une campagne très active des membres du Conseil fédéral et des partis gouvernementaux, les électeurs suisses acceptent de justesse l’adhésion à la SdN. En effet, des mouvements très actifs et influents, au nom de la neutralité, refusent cette participation helvétique à une organisation internationale qui prévoit des sanctions contre les fauteurs de guerre. C’est dans la mouvance de cette opposition à la SdN que naissent des organisations qui constitueront l’actuelle UDC. L’agression de l’Italie fasciste contre l’Ethiopie incite la SdN à décréter des sanctions contre l’envahisseur. La Suisse les applique en partie, puis décide d’y renoncer.

En 1938, le Conseil fédéral annonce le retour à la «neutralité intégrale». Voulant tirer les enseignements de la Première Guerre mondiale, le Conseil fédéral décide en 1939 que la neutralité implique d’interdire les exportations et le transit de matériel de guerre. Mais des pressions franco-britanniques afin de pouvoir acheter des armes aboutissent à une levée de cette interdiction. Selon le Conseil fédéral et ses juristes, la neutralité ne s’étend pas aux activités économiques. L’égalité de traitement entre les belligérants doit être garantie, mais la neutralité n’implique pas une égalité quantitative. Sur cette base, les armées occidentales pourront s’approvisionner en Suisse au début de la guerre.

Mais la débâcle française bouleverse le commerce extérieur en été 1940. Désormais, c’est vers l’Axe que s’exporte la majeure partie des produits suisses. De plus, ces exportations vers l’Allemagne et l’Italie sont financées par la Confédération. En effet, il est notoire que ces deux pays sont très endettés et ne peuvent financer leurs achats. Au nom de la lutte contre le chômage, le Conseil fédéral accepte les exigences du IIIe Reich. A la fin de la guerre, les Alliés multiplient les pressions sur la Suisse. En mars 1945, le gouvernement est obligé de faire des concessions, en allant aux limites de la politique de neutralité suivie auparavant.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la propagande officielle et les partis politiques multiplient les déclarations qui valorisent la neutralité suisse qui devient la norme helvétique. En évitant des mouvements de sympathies pour des Etats étrangers, cette idéologie permet aussi de maintenir un consensus interne et de renforcer la paix sociale. Elle prend alors une importance qu’elle n’avait pas auparavant, notamment au XIXe siècle.

Pour Max Petitpierre qui dirige la diplomatie suisse de 1945 à 1961, cette valorisation extensive de la neutralité entrave sa volonté de pratiquer une politique active, comme il l’explique lors de la conférence annuelle des ambassadeurs en 1947: «On donne à la neutralité un sens et une portée beaucoup trop larges, ce qui est contraire à notre intérêt et ce qui, un jour ou l’autre, peut se retourner contre nous et paralyser notre action dans la vie internationale. La neutralité doit nous inspirer la prudence: elle ne doit pas nous conduire à l’abstention et nous condamner à la passivité, ce qui pourrait devenir mortel pour notre pays. […] Je crois que nous devons éviter soigneusement de vouloir renforcer les affirmations de notre volonté de neutralité par des expressions comme ‘intégrale’ ou ‘absolue’, qui appartiennent à un passé récent, et en revenir sur le fond, dans la mesure du possible, à la notion classique de la neutralité, qui est liée au fait de la guerre.» En 1948, Petitpierre réitère aux ambassadeurs de Suisse son analyse: «Je pense qu’aujourd’hui la neutralité ne représente pas une garantie efficace. D’ailleurs, de 1939 à 1945 ce n’est pas elle qui nous a protégés, mais d’autres circonstances, d’ordre stratégique et économique.»

En 2002, lors de la publication du rapport final de la Commission Bergier, son président résume les analyses des relations germano-suisses pendant la guerre: «Cette coopération n’a pas été pourtant sans affecter le strict respect de la neutralité. Une neutralité qui remplit le discours officiel, qui légitime des actions parfois scabreuses ou des refus d’agir. Une maxime qui sert à tout.» Au nom de la neutralité, tout et son contraire a pu être justifié. Les analyses historiques montrent que la neutralité ne correspond guère à ce qu’affirment des autorités politiques. Il s’agit le plus souvent d’un dispositif à géométrie variable.

Le rapport Bergier dans les manuels scolaires

Depuis vingt ans, les pages consacrées à la Deuxième Guerre mondiale dans les manuels scolaires d’histoire utilisés en Suisse romande ont suivi une évolution éditoriale inégale. Aujourd’hui, les élèves ne sont heureusement plus confronté·es à l’image idéalisée d’une Suisse héroïque pendant la guerre, mais le rôle ambigu des autorités politiques, comme les étroites relations économiques entretenues avec les nazis, ne sont guère évoqués.

Le mythe du réduit national. Dans les années 1970, le manuel rédigé par le conseiller fédéral Georges-André Chevallaz faisait de l’armée le facteur décisif de la survie du pays pendant la guerre: «La Suisse entendait rester pleinement indépendante. La guerre n’était pas terminée. Ce fut le temps du réduit national, où le ‘hérisson helvétique’, comme le nommaient les Allemands, barricadé dans ses montagnes, restait isolé et libre dans une Europe mise au pas. Ces mesures eurent leur résultat: une action contre la Suisse eût coûté cher; elle ne fut pas engagée».

Cinquante ans plus tard, les nouveaux Moyens d’enseignement romands (MER) continuent de consacrer une page entière au rôle de l’armée, mais ils nuancent toutefois le rôle du réduit: «L’idée du réduit devient un symbole fort de la résistance suisse, même si, dès 1942, certaines critiques font remarquer qu’il serait facile d’envahir le Plateau, riche en ressources, puis d’affamer l’armée coincée dans le réduit.» La défense militaire du pays demeure un argument vraisemblable de l’indépendance de la Suisse, alors que les relations économiques avec le IIIe Reich ne sont pas analysées.

La réception des deux côtés de la Sarine. D’autres approches ont toutefois existé par le passé. En 2012, l’ouvrage publié par les éditions Nathan était alors supervisé par le conseiller scientifique de la Commission Bergier, Marc Perrenoud, et proposait une réflexion sur l’écriture de l’histoire avant et après les travaux des historien·nes économiques. Outre-Sarine, les manuels scolaires alémaniques évoquent pour la plupart les conclusions du rapport Bergier, ce qui atteste de l’abandon d’une représentation mythique d’une «Suisse résistante» véhiculée durant la période de la guerre froide.

Depuis 2021, le manuel romand distribué dans les écoles résume les 11 000 pages des vingt-cinq monographies du rapport Bergier en cinq lignes. La conclusion du paragraphe consacré à la Commission laisse pantois: «En 2002, les résultats de cet important travail de mémoire sont publiés. Toutefois, l’opinion reste divisée quant aux conclusions des experts». En l’occurrence, cette présentation des travaux de recherche menés pendant cinq ans laisse dans l’ombre l’accès inédit aux archives privées et n’aborde absolument pas la rupture historiographique majeure représentée par les travaux des historien·nes de la Commission. Pire encore, le MER entretient la confusion chez les élèves entre l’histoire et la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Une génération n’aura pas suffi. Au-delà de la place marginale laissée aux recherches historiques dans les manuels scolaires, il serait tentant d’y voir une forme de neutralité pédagogique face à des questions controversées. Sans épiloguer sur le mandat fixé par le Conseil fédéral aux historien·nes de la Commission Bergier, il semble difficile aujourd’hui d’aborder la politique de neutralité sans lien avec les relations économiques étroites de la Suisse avec le IIIe Reich. Or, la représentation majoritaire des manuels scolaires laisse supposer que l’interprétation du passé est une affaire d’opinion. En fait, il n’est pas neutre pédagogiquement d’occulter une partie des résultats de la recherche sur l’économie au profit d’une présentation surannée du rôle de l’armée ou de l’indépendance au nom de la neutralité politique.

L’historien Jean-François Bergier déclarait dans les mois qui suivaient la publication du rapport final qu’il faudrait une génération pour que le travail de recherche historique trouve sa place à l’école. C’était sans compter les manœuvres menées depuis des décennies par les milieux réactionnaires et les partis conservateurs pour contester la validité des résultats publiés en 2002. Non sans effet sur les manuels scolaires! En effet, le poids de la Suisse comme place financière dans l’effort de guerre de l’Allemagne nazie, l’influence des milieux d’affaires dans la politique du Conseil fédéral, ou encore la sévérité de la politique d’asile marquée par le refoulement, restent abordés sommairement dans les manuels scolaires.

Pour terminer sur une note d’espoir, il existe de nombreux films ou romans qui proposent une vision démystifiée de la Suisse pendant la guerre. A ce titre, il faut mentionner en priorité la récente série TV de Petra Volpe Frieden (Le Prix de la paix en français) qui illustre combien un nouveau récit de l’après-guerre peut être proposé aux élèves, comme au reste de l’opinion.

Dominique Dirlewanger

Historien, chercheur associé UNIL et maître de gymnase.
Paru dans Pages de gauche no 186.

Marc Perrenoud est historien. Article paru dans Pages de gauche no 186, Hiver 2022-23, dossier «Neutraliser la neutralité», pagesdegauche.ch

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