«Globalement positif»?
Le centenaire – le 30 décembre dernier – de la défunte Union des républiques socialistes soviétiques est quasiment passé inaperçu. Sans doute le sujet parait-il clos, dénué d’intérêt sauf pour quelques nostalgiques et autres doctrinaires décatis. Il paraît néanmoins intéressant – plus de trente ans après la dissolution de cet Etat fédéral intervenue, rappelons-le, le 25 décembre 1991 – de se demander si nous devrions avoir désormais une autre idée de cette expérience «socialiste». Intéressant mais peut-être prématuré: un dignitaire communiste chinois à qui l’on demandait ce qu’il pensait de la Révolution française considérait qu’il était bien trop tôt encore – même plus d’un siècle et demi après la prise de la Bastille – pour en juger profondément…
De fait, le temps a ses périodes: un sondage mené en mai 1945 dévoilait qu’une majorité de Français (57%) affirmait que l’URSS avait le plus contribué à la défaite nazie. En 2015, 72% désignaient l’Angleterre et les Etats-Unis. Comment expliquer un tel hiatus? Faut-il y voir un effet culturel du plan Marshall, de la diffusion puissante de l’imaginaire et des valeurs étatsuniens sur le Vieux Continent?
Historiennes et historiens ne sauraient se contenter de représentations vagues. Or, précisément, l’ouverture progressive des archives soviétiques après 1991 permet de fonder un nouveau regard: L’URSS fut-elle communiste? le Goulag lui est-il consubstantiel comme l’ont soutenu les Français François Furet et André Glucksmann? A-t-on eu affaire à un «capitalisme d’Etat» comme le pense l’Américaine Raya Dunayevskaya? Ou à une chape de plomb bureaucratique, à un «étatisme» comme l’écrit le Polonais Moshe Lewin?
Sans doute les choses sont-elles plus complexes et doivent-elles nous inciter à distinguer maintes phases avec – dans la plupart – un bilan très contrasté: ainsi la période de la répression stalinienne la plus sévère (les années 1930) est-elle également celle de l’ascension sociale de centaines de milliers de paysans et d’ouvriers, de la diffusion massive de l’instruction.
La disponibilité des archives incite les spécialistes à reprendre également le sujet sensible des victimes du régime et à réviser à la baisse les chiffres articulés pendant la Guerre froide par Soljenitsyne (110 millions de morts) ou par la soviétologie occidentale (50-60 millions). Après 1991, celle-ci parvenait à un nouvel étiage s’établissant à près de 20 millions de victimes tandis que l’historien russe et expert des camps Viktor Zemskov indiquait 2,6 millions de morts. Même réduits, ces chiffres glacent.
La sensibilité actuelle ne manque, cependant, pas d’être partiale: rappelons ainsi que le Livre noir du capitalisme évalue à 100 millions les victimes dudit système pour la seule période allant de 1900 à 1997; observons que dans l’opinion commune, les Etats-Unis ne semblent pas avoir été définitivement disqualifiés pour avoir procédé au génocide des Indiens, instauré un racisme d’Etat, lancé des bombes atomiques sur un Japon déjà défait. Observons que les régimes libéraux de la Grande-Bretagne et de la France ne sont pas davantage voués à d’éternelles gémonies après les exactions sauvages commises par exemple au Bengale ou à Madagascar.
Certes, il est quelque peu médiocre d’asseoir un raisonnement sur un si sinistre comparatisme, de suggérer ainsi une équivalence entre le sort des colonisés et celui des détenus concentrationnaires, mais convenons que la mémoire et le jugement historiques ont de coupables travers.
Revenons à l’URSS: les moins de 69 années de son existence ont débuté dans les affres de la Première Guerre mondiale, se sont poursuivies par une effroyable guerre civile (1917-1923) doublée d’une guerre défensive (1918-1920) contre quatorze nations coalisées impatientes de défaire le premier «Etat prolétarien». Une fois les armes remisées sourdait un entre-deux-guerres tout entier crisique – entre la déflagration économique mondiale et le fascisme croissant – lequel allait accoucher de la Deuxième Guerre mondiale. Diminuée avec 26 millions de morts, 25 millions de sans-abri, ravagée par des destructions matérielles estimées à près de six fois son revenu national de 1940, l’URSS entre dans la Guerre froide face à un empire étatsunien nettement plus préservé. C’est dans ces conditions qu’elle va s’efforcer de soutenir les dépenses militaires générées par la course aux armements, puis aux étoiles, et dans ces conditions qu’elle négligera la réponse aux besoins sociaux – axe pourtant majeur (avec la radicalisation démocratique…) du projet socialiste.
Bien qu’incomplet, ce panorama nous interdit de reprendre à notre compte l’évaluation de George Marchais qui, en novembre 1989, jugeait «globalement positif» le bilan de l’URSS et des pays de l’Est. Même Stalingrad la valeureuse, même l’exploit de Gagarine ne nous autorisent pas à enjoliver le sort de celles et ceux qui vécurent en Union soviétique.
Nous conclurons, toutefois, en ajoutant deux constats: en premier lieu, un certain bilan extérieur de l’URSS peut légitimer une tout autre appréciation. Nous pensons moins là au soutien soviétique apporté aux mouvements de décolonisation qu’au retentissement international de la victoire sur l’hitlérisme. Ce prestige-là et la peur d’une propagation communiste à sa suite pesèrent manifestement autant, si ce n’est plus, que le séculaire mouvement ouvrier occidental dans le renforcement – après 1945 – des Etats sociaux à l’Ouest. En témoigne peut-être indirectement le reflux global des dispositifs sociaux occidentaux depuis l’affaissement de l’URSS.
En second lieu, l’expérience soviétique s’est sans doute construite contre le Capital. Tel était déjà le sentiment (non strictement rédhibitoire dans son esprit) de l’Italien Gramsci en novembre 1917. Nous pourrions ajouter plus largement qu’elle s’est construite dans l’ignorance d’une part significative des écrits humanistes du jeune Marx – non diffusés alors.
A ce double titre, l’histoire de l’URSS doit prévenir, instruire mais non disqualifier notre soif d’alternative, notre soif d’émancipation.
*Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels, (mathieu.menghini@lamarmite.org).