Qu’est-ce qu’un·e citoyen·ne?
La notion de citoyenneté, et donc d’éducation à la citoyenneté, renvoie au moins à trois conceptions différentes.
L’éducation à la citoyenneté libérale. Pour le politologue Francis Dupuis-Déri, dans Démocratie: histoire politique d’un mot (Lux, 2013), les démocraties libérales ne relèvent pas en soi de la démocratie, mais du système représentatif.
En effet pour les Grecs, la démocratie, c’est la démocratie directe, sans représentants élus. La notion d’élection renvoie plutôt à l’idée aristocratique de sélection des meilleurs. De ce fait, les penseurs politiques du libéralisme ont été plutôt des partisans du système représentatif que de la démocratie.
Ainsi, Benjamin Constant oppose la liberté des anciens, qui aurait été fondée sur la démocratie directe, à la liberté des modernes, reposant sur la liberté négative, ce qui veut dire la liberté de ne pas être empêché.
Si on transpose la théorie politique libérale de la représentation dans l’éducation, on obtient par exemple, en France, l’élection des délégué·es d’élèves. Celle-ci est souvent considérée comme l’acmé de l’éducation à la citoyenneté dans le système scolaire. En effet, les élèves apprennent par cela à manier le répertoire de la participation politique conventionnelle, à savoir voter et élire des représentant·es.
L’éducation à la citoyenneté républicaine. Pour les philosophes politiques contemporains, la liberté des anciens, reposant sur la participation à une démocratie directe, renvoie à la théorie politique républicaine, et plus spécifiquement au courant appelé «humanisme civique».
L’un des arguments des penseurs libéraux à l’origine des Révolutions américaine et française est de considérer que la liberté des anciens n’est plus adaptée aux Etats modernes qui seraient trop vastes. La Suisse, avec son organisation sous formes de cantons, est souvent considérée comme une exception à cet état de fait.
Néanmoins, depuis les années 1990, on a assisté à un regain d’intérêt pour les formes plus participatives de la démocratie. La démocratie participative ne vient pas se substituer à la démocratie représentative, mais vise à la compléter de différentes manières.
En matière d’éducation à la citoyenneté participative, on voit alors apparaître des dispositifs qui insistent sur la discussion et la délibération. On peut citer par exemple la «discussion à visée démocratique et philosophique» (DVDP) développée par Michel Tozzi, qui s’appuie sur les travaux du philosophe politique Jürgen Habermas. L’idée est que la discussion est une compétence nécessaire pour développer un véritable espace public démocratique. De ce fait, une démocratie moderne ne pourrait pas reposer uniquement sur le système représentatif.
L’éducation à la citoyenneté radicale. On peut se demander si cette conception participative de la citoyenneté est suffisante dans une démocratie moderne. En effet, si l’on observe l’histoire des démocraties depuis deux siècles, on s’aperçoit que de nombreuses avancées en matière de droits ont été obtenues par la participation à des mouvements sociaux. Le mouvement ouvrier a permis l’acquisition de droits sociaux. Les mouvements féministes et LGBTQI ont fait avancer l’égalité entre les genres.
De son côté, le mouvement écologiste a amené la prise en compte des droits environnementaux. On peut également constater que les démocraties libérales représentatives ont dû inclure, bon gré, mal gré, des droits liés à des répertoires d’action non conventionnels: le droit de manifestation, le droit de faire grève…
Il faut noter que ces libertés et ces droits ne relèvent pas de la liberté des anciens, mais sont des droits modernes. En effet, comme l’a montré le politologue Charles Tilly, dans La France conteste (Fayard, 1986), ces répertoires d’action apparaissent au cours du XIXe siècle.
De fait, il semblerait aujourd’hui difficile de considérer comme démocratique un Etat qui ne respecte pas le droit de grève et de manifestation. Contrairement à ce qu’ont défendu les théoriciens libéraux du système représentatif des Révolutions américaine et française, le répertoire d’action conventionnelle de la démocratie représentative s’avère insuffisant pour caractériser une démocratie.
En outre, il faut noter que la conception républicaine (au sens d’humanisme civique) de la démocratie s’avère également insuffisante. Etre citoyen·ne dans une démocratie moderne, ce n’est pas seulement participer directement à la discussion et au vote de la loi, comme l’avait pensé Jean-Jacques Rousseau.
En effet, l’usage de l’ensemble des capacités et des droits d’un citoyen ou d’une citoyenne suppose également la possibilité de participer à des manifestations, des grèves, voire à d’autres formes légales et non-violentes d’action politique directe. Il est même possible de souligner qu’aujourd’hui plusieurs philosophes politiques s’intéressent également à la place qu’occupe la désobéissance civique non violente dans les démocraties modernes.
Dernier point qu’il faut noter: l’éducation à la citoyenneté, telle qu’elle est prise en charge par les institutions sociales officielles ayant mission de la favoriser – comme l’école –, ne développe pas les compétences à une éducation à la citoyenneté radicale, alors même que les deux derniers siècles ont montré l’importance de ce type de participation citoyenne.
Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, spécialiste de l’éducation populaire et cofondatrice de l’IRESMO, Paris.