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Du Qatar au Gothard

Vincent Gerber trace un parallèle entre deux grands projets qui ont eu des conséquences humaines dramatiques.
Société

Alors que les critiques ont plu (à juste titre) sur cette Coupe du monde désertique, on dénonce bien plus le Qatar (et un peu la FIFA) que l’événement dans sa démesure ou le système économique qui l’a engendré. Ces tirs nourris trop souvent sortent du cadre. Mathieu Menghini ne s’y est pas trompé en rappelant la présence d’une certaine expression xénophobe derrière bon nombre de commentaires accusateurs (voir «L’absence distraite», Le Courrier du 24 novembre).

La critique de l’étranger est toujours facile. Mais prenons le risque de nous regarder en face également. Rappelons-nous l’histoire d’un autre grand projet, ici chez nous: le percement du Gothard. Ce chantier, partenariat public-privé faramineux, fut lui aussi très coûteux en vies humaines: on estime entre 177 et 194 personnes mortes dans les accidents de travail, un chiffre sous-estimé selon l’historien Benedikt Meyer 1>Voir l’article «Le percement du Gothard», du 28.10.2019, sur le blog du Musée national suisse.. Avec ses scandales: une grève survenue en 1875 voit la police intervenir, secondée par une milice, et faire feu sur les grévistes. Quatre morts.

Elisée Reclus dénonce les faits le 20 mars 1880, quelques semaines à peine après le raccordement des deux galeries de percement. L’anarchiste et géographe français, alors réfugié en Suisse, raconte dans un article (réédité depuis dans l’ouvrage Les Alpes, éd. Héros-Limite, 2015) les souffrances subies par les travailleurs·euses de l’époque et les conditions déplorables dans lesquelles ils et elles œuvraient: «Mais aujourd’hui, le Gothard percé par des esclaves de la faim, enrégimentés et menés par des ingénieurs qui faisaient fi de la vie humaine, parce qu’ils savaient que pour un tué ou un mort, viendraient cent autres affamés – dans la civilisation bourgeoise actuelle, le Gothard est une honte pour l’humanité. […] Nous voudrions savoir non pas combien de millions furent réalisés par les actionnaires le jour du percement, mais combien de cadavres ouvriers a coûté ce tunnel!».

Les maux s’expriment dans sa bouche de manière si similaires. L’histoire nous invite dès lors à juger en ces termes: la mentalité qui engendre cet esclavagisme moderne n’est pas liée à une culture nationale, elle est ici comme ailleurs celle du profit et du prestige national que sous-tendent ces projets. Tant qu’il en sera ainsi, du Qatar au Gothard, ce sera toujours les travailleurs, hommes et femmes, qui meurent à la fin.

Vincent Gerber, historien (GE)

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