Le mot du traducteur

Renato Weber détaille la densité syntaxique et sémantique des poèmes de Donata Berra, qui joue avec les rythmes et les sonorités: un véritable exercice de souplesse et de re-création pour le traducteur.
Le mot du traducteur 3

Rares sont les poètes qui, comme Donata Berra, sont capables de faire se rencontrer – de la manière la plus consciente – la fixité formelle propre à la poésie et une prédilection marquée pour les formes débordantes, de type presque baroque, censées impressionner ses interlocuteurs notamment par l’étalage qu’elles font de leurs préciosités lexicales et de leurs rythmes envoûtants. Comment cela peut-il aller ensemble, est-on en droit de se demander. Tel que l’a noté plus d’une lectrice ou critique, dont Pietro De Marchi dans sa postface à la récente anthologie La Linea delle ali, une des composantes fondamentales de l’écriture de Berra est une tendance quasiment innée au jeu, qui favorise notamment les enchaînements associatifs entre mots phonétiquement proches (un exemple, certes un peu extrême, en est le poème «Maddalena», dont tous les mots commencent par la lettre m). Cette dimension ludique se décline, dans ses poèmes, en une série de manifestations dont la gestion s’apparente, pour le traducteur, à un véritable exercice de souplesse.

Une première de ces manifestations, d’ordre syntaxique, se perçoit à l’échelle de l’interaction, ou plus précisément de la tension, entre la syntaxe (la dimension purement grammaticale) et la forme versifiée des textes (la versification): d’un côté, longs poèmes composés d’une seule phrase (un bel exemple en est «S. Ivo alla Sapienza»), et de l’autre, textes plus brefs débordant de subordonnées et d’incises et où la principale ou le sujet, censés en temps normal exprimer l’essentiel, tiennent en un demi vers (comme dans «Martinez, un tableau» ou «Silence»), ou peut même rester sous-entendue. On trouve dans les vers de Donata Berra toute la gamme entre disparité et correspondance extrêmes – un indice très évident de son immense créativité formelle.

La densité syntaxique, mais également sémantique, qui en résulte s’accompagne assez naturellement d’un goût pour l’ellipse ou d’une tendance à l’anacoluthe: dans plusieurs textes (je pense notamment à «Le port, un», «Silencieux», «Coq» ou «Vues bernoises»), des éléments, quoique thématiquement essentiels, sont en effet assez facilement tus, peut-être parce que trop «prosaïquement» évidents ou inadéquats du point de vue sonore ou phonétique; tandis que d’autres éléments, apparemment de second plan – en temps normal plus circonstanciels –, peuvent se retrouver sur le devant de la scène, même en des endroits exposés de la construction du poème (comme les termes «mis en exergue» en fin des vers dans «Bocca di Magra, VI», ici présenté).

La seconde manifestation de ce ludisme est perceptible sur le plan sémantico-lexical. Plusieurs poèmes (par exemple dans la série «Paysages avec chat absent») peuvent faire se côtoyer dans une même strophe le sens concret, propre, géographique, et le sens abstrait, figuré, «métaphysique»: on est tantôt dans une lecture et tantôt dans l’autre, et certaines expressions admettent même les deux, nous laissant agréablement libres… mais naturellement aussi dans l’indécision. C’est dire combien le choix du bon mot assume ici une dimension nouvelle, autrement plus fondamentale, pour le traducteur. Sans citer le cas extrême d’un poème où la langue se trouve libérée du devoir d’exprimer un contenu sémantique immédiat (intitulé «Sensi!»), il semble évident que la poésie de Donata Berra, en dépit de plusieurs excursus dans le monde animal, végétal et architectural, accorde la priorité au(x) rythme(s) et surtout aux sonorités: ses enchaînements se chargent parfois d’une densité phonétique ou même mimétique digne d’un petit feu d’artifice poétique pour nos oreilles (exemples: «Le bateau» ou «Serifos»). Et voilà que le traducteur ou la traductrice se trouve à devoir trouver un mot qui sonne juste, qui respecte la chaîne d’assonances ou d’allitérations dans laquelle il s’inscrit, quitte à sacrifier au besoin l’exactitude sémantique ou scientifique – ce que la poète elle-même fait, de son propre aveu (voir sa note au poème «Hortensias»).

La poésie de Donata Berra demande plus que jamais à ce que chaque mot soit (re)lu avec l’ouïe. Et que le traducteur fasse preuve d’une souplesse extraordinaire s’il veut parvenir à faire siens les tours d’adresse qu’elle suppose et à recréer les effets à la fois d’indécision et de surprise qu’elle produit.

Renato Weber

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