Le passage et les passeurs
A l’heure où, au-dessus de nos têtes, un ballet aéronautique dessine des lignes bien droites vers les lieux de rêve où nos contemporains vont fêter le passage vers une nouvelle année, plus bas, bien plus bas, d’autres, pour venir jusqu’à nous, s’engagent dans une périlleuse recherche de passages, de frontière en frontière, entre la mer, les sables, les murs et les barbelés.
Souvenirs… Après une interminable traversée du Sahara sur le pont d’un camion, entre l’Algérie et le Niger, on découvrait la ville d’Agadez comme un centre logistique pour tous ceux qui tentaient la redoutable traversée du désert en direction de Nord. Une bande de passeurs ordinaires, commerçants, convoyeurs, migrants rescapés d’un naufrage abreuvant de leurs conseils les nouveaux candidats à l’exil, s’y affairait, au vu et au su de tout le monde. Depuis 2015, une nouvelle loi, sur le modèle de celles adoptées par la plupart des gouvernements européens, criminalise toute forme d’entraide, favorisant, paradoxalement, le développement d’un trafic de passeurs clandestins, mieux organisés, impitoyables, jouant avec la vie et la mort des demandeurs d’asile. Si Agadez me revient en mémoire, c’est parce qu’aujourd’hui, c’est là que des bus en provenance d’Algérie ou de Libye déversent les déportés de l’asile, celles et ceux devant qui le passage de la Méditerranée est resté fermé parce qu’ils n’avaient pas de quoi payer le passeur.
Obnubilés par l’idée que ce sont ces organisations criminelles et elles seules qui sont responsables de l’afflux de requérants, comme si, sans elles, aucun être humain ne pouvait ressentir l’impérieuse nécessité de sauver sa peau en fuyant la guerre ou la misère, les gouvernements leur ont déclaré la guerre. Mais il ne faut pas confondre le symptôme et la cause. Surtout parce que la figure du passeur est loin d’être univoque: c’est une zone grise qui comporte autant de bienfaiteurs et de sauveteurs que d’opportunistes ou de crapules. Toutes et tous sont criminalisés et condamnés, sauf probablement les plus redoutables! Parfois, ce sont les victimes des crapules, les migrants eux-mêmes, qui se trouvent inculpés comme passeurs. Il suffit pour cela que les garde-côtes et les agents de Frontex aient repéré, un peu au hasard, celui qui, sur une embarcation, tient le gouvernail, ou la boussole, ou même le téléphone pour les secours, pour l’envoyer en prison sans ménagements et pour longtemps.
Et si ça ne marche pas, il y a plus vicieux: pourquoi ne pas délocaliser ces indésirables? Pour la ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne (mais elle n’est pas la seule), les expédier au Rwanda serait la solution idéale! Et conforme au droit, puisque les demandes d’asile seraient examinées sur place et, le cas échéant, le droit de séjour octroyé. Mais attention: pour le Rwanda, pas pour l’Angleterre! Ironie: c’est la construction d’un passage facilité vers ce pays, le tunnel sous la Manche, qui a eu pour effet de multiplier les périlleuses traversées sur des embarcations de fortune et les noyades tragiques quand les secours font la sourde oreille.
En réalité, les passeurs se comptent aussi du côté des gouvernements qui déplacent des migrants d’un coin à l’autre du monde: par car de Tripoli à Agadez, par vol spécial, de Lausanne en Georgie, ou de Londres à Kigali, par train de Genève en Grèce et de Berne en Croatie. Le système Dublin est une agence de passeurs. Tout cela me fait penser au nocher Charon, le passeur des enfers de la mythologie grecque, qui, moyennant obole placée par les vivants dans la bouche des morts, faisait passer le fleuve Styx aux trépassés. Comme lui, nos autorités acheminent des cercueils vers les pays d’origine des noyés, ou vers l’Afghanistan quand le demandeur d’asile menacé de renvoi a choisi la mort plutôt que l’expulsion…
Au tournant de l’année, il conviendrait sans doute de finir sur une note positive. A cet égard, on peut souligner que les migrants qui parviennent jusqu’à nous ont accompli une véritable prouesse! Pendant parfois des années, ils ont cherché les passages et les passeurs, résisté aux violences et aux chantages, subi l’enfermement et la torture, côtoyé la mort. A leur arrivée, ils sont donc riches de capacités d’endurance, de résilience, de savoir-faire et d’entraide. Ils deviennent des passeurs d’espoir, ce qui devrait leur valoir l’octroi immédiat d’un permis de séjour! Ils ne sont pas les seuls. Je pense aussi à toutes celles et ceux qui se mobilisent, inlassablement, pour leur venir en aide et à toutes celles et ceux qui nous font vibrer d’émotion, de bonheur et de reconnaissance pour leurs actions ou leur créativité. «Ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur», écrivait Aimé Césaire. En écho j’entends chanter Gilles Vigneault: «Jamais les fleurs du temps d’aimer/ n’ont poussé dans un cœur fermé/ La nuit, le jour/l’été, l’hiver/Il faut dormir le coeur ouvert.»
*Ancienne conseillère nationale.