Suisse

Requérant·es d’asile, chemins d’une vie

La Suisse, terre d’accueil? Depuis plusieurs mois, notre pays connaît une importante hausse du nombre de demandes d’asile. Entre espoir et désillusion. Le Courrier brosse le portrait de quatre requérant·es d’asile. Quatre destins, quatre trajectoires de migration.
Requérant·es d’asile, chemins d’une vie 1
Portrait

Judi Shekho, l’entame de sa vie

Ce jeune Kurde de Syrie a marché pendant cinq mois depuis la Grèce pour arriver en Suisse. Entre courage et désillusion.

Judi Shekho est un Kurde d’Afrin, en Syrie. Après un parcours classique de lycéen, il suit des workshops de design et de cinéma. Passionné par le 7e art, il se voit déjà en haut de l’affiche. L’invasion de sa ville par l’armée turque en 2018 met temporairement fin à ses désirs. Les militaires font littéralement la chasse aux Kurdes. La famille doit quitter la ville.

Requérant·es d’asile, chemins d’une vie
Judi, aujourd’hui 25 ans, espère obtenir un permis salvateur. Olivier Vogelsang

Mais dans la région de Chahba où elle a cru trouver refuge, la situation n’est pas meilleure. Obstinément athée, résolument pour l’égalité homme-femme et farouchement progressiste dans ses idées politiques, Judi est une cible. «A cause de mes opinions, je me suis fait menacer de mort.»  En 2019, il choisit l’exode. Depuis le Bosphore, il opte pour un passage terrestre jusqu’en Grèce. A force d’obstination, le garçon réussit le périlleux trajet. Arrivée dans la tumultueuse Athènes, Judi se rend dans une petite boutique du quartier populaire d’Omonia.

Une adresse transmise par le bouche-à-oreille. Ici, on se croirait dans une obscure agence de voyage. Une destination, un prix – «9500 euros si vous voulez aller dans le Nord de l’Europe» –, et des passeurs. Une machine criminelle bien huilée.

Il ne sera évidemment pas le seul à tenter l’aventure. Le groupe, encadré par plusieurs passeurs originaires d’Afghanistan et du Pakistan, dont certains sont armés, avance à marche soutenue. Après la Grèce, l’équipée traverse la Macédoine du Nord, la Serbie, la Croatie et fera même une incursion par la Roumanie. A la recherche du meilleur point de passage. A chaque frontière, changement d’équipe de passeurs, sans foi ni loi, pour qui cette pléiade de jeunes hommes représente un pactole. Avec Judi, ils sont quarante-cinq en quête d’espoir à avoir payé chacun près de 10 000 euros. La somme est colossale: plus de 400 000 euros.

Des jours et des nuits de marche sans s’arrêter. Et aussi beaucoup d’attente; plusieurs mois, souvent au milieu de nulle part. «Pendant ces moments, tu ne penses à rien. Tu es juste épuisé», relate Judi. Un voyage fait de douleurs, de marche exténuantes, de faim et de soif aussi, de brimades et de mauvais traitements de la part «des douaniers, de la police et aussi des passeurs». Mais également de rencontres et de solidarités entre migrants. Judi fraternise avec huit autres jeunes Kurdes comme lui.

A la frontière hongroise, se dressent d’imposantes barrières électrifiées surmontées de barbelés. Un dispositif complété par des caméras thermiques, installé par le gouvernement de Viktor Orban. Une échelle posée sur la barrière par les passeurs, un saut de cinq mètres, une course effrénée, permet aux groupes d’entrevoir la fin du parcours.

Depuis la Hongrie, ce sont deux véhicules qui amèneront les neufs jeunes Kurdes à Vienne. Nuitamment et la peur au ventre. Puis le passeur les abandonne au centre-ville. «Lorsque nous sommes descendus de la voiture, j’ai crié et pleuré, raconte Judi. C’était comme une renaissance. On y était arrivés.» Son voyage aura durée sept longs mois depuis son départ de Syrie. Le groupe se sépare. Qui pour l’Allemagne, la France, l’Angleterre. Ou la Suisse pour Judi. Il dit: «On était là, en plein milieu de Vienne, sales et puants, la barbe longue – nous n’avions pu prendre que trois douches durant tous ces mois…» Malodorants et dépenaillés, mais «vivants et heureux». Il prend encore le train jusqu’à Bâle, ou il dépose une demande d’asile politique. Depuis la cité rhénane, le jeune homme est envoyé au centre de Boudry, puis à Sainte-Croix, dans le canton de Vaud. Nous sommes en 2020. Il y passera onze mois. Finalement, il trouve une colocation à Vevey.

Avec une force de caractère impressionnante, il apprend le français en peu de temps. On dirait presque qu’il est ici depuis toujours. Judi foisonne d’envies et de projets, cinématographiques notamment. Il a un cercle d’ami·es, rencontrés dans des bars, des lieux culturels, des expositions, qu’il fréquente assidûment. Lors de manifestations aussi.

Pourtant, sa situation fragile de demandeur d’asile l’empêche de rêver en couleurs. De se projeter comme un jeune homme de son âge. Sans parler de trouver un travail pour ne pas dépendre d’aides étatiques. «Imagine, j’ai envoyé plus de 100 lettres de postulation, je n’ai reçu aucune réponse positive…», se désole le jeune homme. «Mon statut précaire fait peur aux potentiels employeurs.» Il pédale bien pour une entreprise de livraison de plats à domicile, mais ce n’est pas suffisant.

Oscillant entre fureur de vivre et profond désarroi, Judi, aujourd’hui 25 ans, espère obtenir un permis salvateur qui lui permettrait de voir s’éloigner cette épée de Damoclès. Et sinon? «Si je suis expulsé et que je dois rentrer chez moi ? C’est au mieux la prison, au pire la mort qui m’attend», explique Judi. Avec calme et lucidité.

Agha Jan, partir pour ne pas mourir

jeudi 29 décembre 2022

Originaire du nord de l’Afghanistan, il a dû fuir son pays à 16 ans, menacé par les talibans.

Baghlan, une ville industrielle dans le nord de l’Afghanistan. Ce jour là en 2012, le père du jeune Agha Jan, militaire de carrière, et sa mère, femme au foyer, se rendent en ville à bord d’un véhicule de l’armée, accompagnés de trois autres personnes. Agha Jan, 9 ans à cette époque, est à l’école, tout comme son frère, plus jeune. Sa petite sœur vient, elle, à peine de naître. Ils ne reverront jamais leurs parents. La voiture a sauté sur une bombe, dissimulée par les talibans. Tous les occupants meurent sur le coup.

Agha Jan, partir pour ne pas mourir
A Genève, Jan est passé par le Foyer de l’Etoile de 2020 à 2021. JPDS

Privée de ses parents, la fratrie habite avec la grand-mère. Le temps passe et vient celui de l’adolescence. Jan reçoit alors une lettre des talibans. «Ils m’ordonnaient de les rejoindre, explique t-il. C’était adhérer à leur idée ou la mort…» Les talibans n’ont pas oublié que son père était militaire. Acculé et résigné, Jan rejoint une madrassa, une école coranique. Comme lui, une vingtaine de jeunes y suivent un enseignement rigoriste, ponctué de prières, de mauvais traitement surtout. Un endoctrinement qui vire très vite au calvaire. Les jeunes étudiants reçoivent notamment des explications sur le bonheur de devenir un martyr. Si la cause, et les talibans, l’exige.

Après un mois de cet embrigadement, c’est l’évidence. Même s’il n’a que 16 ans, il faut partir. Il décide de fuir. Son jeune cousin de 11 ans l’accompagne ainsi que quelques amis. Pour Jan, la destination est toute trouvée: Genève, où réside un oncle, arrivé en Suisse en 2015 comme requérant d’asile.

Avant même d’espérer fouler le sol helvétique, il lui faut effectuer un long périple. «Un passeur nous a proposé de nous amener en Turquie pour l’équivalent de 1000 francs. Après, on devait se débrouiller.» Jan, son cousin et les amis de l’adolescent traversent tout le pays, jusqu’à la frontière avec l’Iran.

Au détour d’une route perdue, trois talibans surgissent de nulle part. Ils arrêtent le pick-up où s’entassent près de 20 personnes. «Ils nous ont aligné et ont exigé que l’on fasse la prière», explique Jan. Un taliban s’approche et braque son arme sur lui. «Bien que je sois Pachtoune, je ressemble à un Hazara, une ethnie chiite persécuté par les talibans, qui sont sunnites. J’ai vu la mort de près…», tremble encore le jeune homme. Il ne doit son salut qu’à sa manière de prier: les bras croisés comme les sunnites et non pas le long du corps, comme les Hazaras, synonyme d’une mort certaine.

En Iran, certains de ses amis décident de rester dans l’autre pays des mollahs. Prochaine destination; Istanbul. Jan est accueilli par des amis de son défunt père, d’ex-militaires eux aussi. «Le passeur m’a tendu un téléphone pour appeler ma famille en Afghanistan. Je leur ai dit que j’étais bien arrivé et qu’ils devaient maintenant payer la somme convenue.» Jan et son cousin restent quelques jours dans la bouillonnante cité stambouliote.

Puis ils prennent le chemin de Çanakkale, ville portuaire qui lorgne la mer Egée, un point de départ pour la Grèce. «Nous habitions dans une petite maison toute simple avec d’autres réfugiés Afghans, explique Jan. J’ai travaillé tous les jours pendant plus d’un mois.» Dans la construction et dans des champs. Les Afghans sont de la main d’œuvre bon marché, corvéables à merci. «Je travaillais de 8h à 18h pour 100 livres (l’équivalent de 5 francs, ndlr) par jour…»

Après plusieurs tentatives infructueuses pour traverser en bateau, la quatrième sera finalement la bonne. Il faut plusieurs heures sur un zodiac surchargé, abandonnés à leur sort sur une mer démontée, pour que la trentaine de refugié·és, hommes, femmes et enfants débarquent par un petit miracle sur l’île de Lesbos. «J’ai ressenti un sentiment indescriptible, raconte le garçon. C’était comme si je pouvais enfin commencer une nouvelle vie.» La joie est de courte durée. Jan, son cousin et ses compagnons d’infortune sont emmenés à la Moria, un camp à la sinistre réputation. Prévu initialement pour abriter 3000 personnes, le camp en compte plus de 25 000… Le jeune homme découvre l’enfer. «C’est comme un immense village, sans règles et sans loi.» Si son cousin, 11 ans, passe une semaine à la Moria avant d’être exfiltré en ferry vers Athènes par une ONG, Jan, malgré ses 16 ans, restera bloqué huit mois sur cette île.

Certain·es logent dans des baraquements. La plupart dans des tentes faites de bric et de broc. Jan et d’autres jeunes Afghans trouvent refuge dans une forêt d’oliviers qui borde le camp. Ils dorment là, à même le sol, dans une cabane de fortune. Le pire est à venir. «Il y avait des gangs qui semaient la terreur dans le camp. J’ai vu des personnes mourir sous mes yeux, poignardées pour avoir refusé de donner leur téléphone ou leur argent… c’était horrible…» Pétrifié par cette violence, Jan préfère se terrer dans la forêt.

Puis tout s’accélère. Départ pour Genève. Le cousin est placé dans une structure d’accueil pour enfants, alors que Jan atterrit au foyer pour mineurs non accompagnés de l’Etoile dans le quartier des Acacias. Jan y restera de 2020 à 2021. «Même si j’étais super content et reconnaissant d’être enfin en Suisse, le quotidien était dur. Très dur.»

Le suicide de deux jeunes Afghans du Foyer de l’Etoile a mis en lumière le désarroi profond de ces jeunes mineurs. Fin novembre, le jeune Alireza s’est jeté d’un pont: «Après deux ans, la Suisse à dit a Alireza qu’il fallait partir et retourner dans le camp de la Moria en Grèce. Il n’a pas supporté, confie Jan. C’est terrible. Alors qu’il ne rêvait que de vivre ici et de s’intégrer.»

«J’ai la chance d’avoir rencontré des gens magnifiques!» Jan

Dans cette douloureuse histoire de fuite, une lueur. Grâce à l’association AMIC à Genève, qui met en relation des jeunes mineurs isolés et des familles dites relais, Jan a rencontré Barbara, cadre dans une grande banque privée genevoise et Matthieu, restaurateur. Le couple partage repas, loisirs, sorties et fêtes de Noël avec le jeune Afghan. «J’ai la chance d’avoir rencontré des gens magnifiques!», raconte t-il, des tremolos dans la voix. Une renaissance pour celui qui aspire à commencer des études de commerce.

Malgré un statut précaire, Jan fait tout pour s’intégrer. Depuis un an maintenant, grâce à l’opiniâtreté de Barbara et Matthieu, et à la compréhension d’un couple de propriétaires, il loge dans un petit studio, payé par l’Hospice. «Je suis super content. Je vois mon avenir à Genève, explique t-il. Je pense souvent à mon petit frère et à ma petite sœur qui sont maintenant en sécurité en Iran. Je sais que c’est compliqué, mais j’espère qu’un jour nous pourrons être réunis ici en Suisse. Enfin.» MLE

Nataliya Kontsur, elle et l’Ukraine

jeudi 29 décembre 2022

Rencontre avec une femme ukrainienne, qui entre guerre et exil, fourmille de projets.

Un bref instant, on a oublié la raison pour laquelle nous avions rendez-vous avec Nataliya sur cette étrange place vide, qui fait face au palais de Beaulieu, sur les hauteurs de Lausanne. On s’attendait à rencontrer une femme dévastée par l’exil. Nataliya est d’une aménité presque enjouée. Elle s’exprime dans un français quasi parfait, réminiscence d’une année passée à la Sorbonne à Paris au début des années 2000. Autour d’un café, elle parle à bâtons rompus de ses nombreux projets ici en Suisse.

Nataliya Kontsur, elle et l’Ukraine
«Ne pas se laisser gagner par le chagrin», le leitmotiv de Nataliya. Olivier Vogelsang

Puis, les grands desseins laissent place à un masque de tristesse. Il faut bien se rappeler pourquoi elle est arrivée en Valais le 14 mars dernier. Parler de la guerre en Ukraine. Raconter un pays dévasté. Evoquer, la gorge nouée, la route de l’exil. Ses fins de phrases sont souvent ponctuées d’un sourire discret, posé là comme pour désamorcer la mélancolie de ses propos.

Originaire de Zaporija, tout à l’est du pays au trident d’or, elle y habitait encore en début d’année, naviguant entre la ville de son enfance et Dnipro, quatrième ville d’Ukraine, un peu plus au nord. Elle avait débuté une honorable carrière de pianiste professionnelle et terminé des études d’histoire de l’art. Avant de bifurquer. Comme éditrice et directrice d’une agence de communication et d’évènementiel, ses affaires étaient florissantes.

Puis cette satanée guerre qui a éclaté le 24 février. Stupeur et tremblements dans tout le pays. Faut-il rester ou partir? Subir, résister ou se mettre à l’abri? Comme plus de deux millions d’Ukrainiennes, Nataliya décide finalement de prendre la route avec ses deux enfants, une fille de 15 ans et un garçon de 8 ans. Et quelques affaires jetées hâtivement sur la banquette arrière. Une folle aventure, avec l’idée de rejoindre la frontière hongroise, à l’exact opposé. Près de 1200 kilomètres d’un périple insensé, sur des routes éventrées par les bombes déversées par l’envahisseur. Avec l’angoisse permanente de se trouver face aux soudards de l’armée russe. Et celle, plus terre à terre, de manquer d’essence.

Sur le chemin, la famille passera quatre nuits dans des lieux aussi improbables qu’une école de musique ou un campus universitaire. «Ce qui m’a beaucoup touchée, c’est la gentillesse, la solidarité de compatriotes qui nous aidaient comme ils pouvaient», raconte t-elle. Avec une certitude tenace. «C’était difficile de réfléchir de manière rationnelle, mais je savais que je devais quitter mon pays.»

Direction la Suisse, le Valais et plus exactement Leukerbad où une cousine, médecin, travaille dans une clinique. Son directeur met a disposition un appartement pour elle et ses enfants. «J’ai beaucoup pleuré lorsque je suis arrivée, relate Natalyia. De tristesse, mais aussi parce que j’étais très touchée par l’accueil et la gentillesse des Valaisans.»

«C’était difficile de réfléchir de manière rationnelle, mais je savais que je devais quitter mon pays» Nataliya

Très vite, l’abattement laisse place à une furieuse envie de surmonter ce cataclysme. Avec un leitmotiv; ne pas se laisser gagner par le chagrin. Car Nataliya se veut roc dans la tempête pour ses deux enfants. Début avril, ceux-ci reprennent leur scolarité. Une intégration, en allemand, plus que réussie selon leur mère. «Je suis très fière d’eux. Ils se sont très bien acclimatés.»

Nataliya déborde d’activités. Chroniqueuse pour le Walliser Botte, le journal haut-valaisan, la jeune femme travaille également plusieurs fois par semaine à l’école de Leukerbad pour encadrer les enfants entre midi et deux, et collabore à la mise sur pied d’un site internet en cinq langues sur l’Ukraine. Entre autres. «Je ne reçois plus d’aide financière depuis l’été, explique t-elle avec une pointe de fierté. Je pense que l’intégration, ça passe aussi par le fait de payer des impôts.»

Ce n’est pas tout. Elle est également représentante pour le Valais de l’association des Ukrainien·nes de Suisse, et avec un ami musicien elle coprésente une émission hebdomadaire, en ukrainien, sur le média genevois Radio Cité.

Et son avenir, où le voit-elle? «C’est une question compliquée lorsque vous avez quitté votre pays malgré vous, explique Nataliya. J’ai beaucoup de chance d’être en Suisse. C’est ici que s’ouvre une nouvelle page de ma vie. Je l’espère.» MLE

Samrawit Gebrihiwet, femme libre

jeudi 29 décembre 2022

Partie d’Erythrée, la jeune femme a traversé la méditerranée depuis la Libye au péril de sa vie. Rencontre.

La mer est belle. D’un bleu profond a peine troublé par les ondes écumantes. Là, sur la méditerranée, une coque de bois partie de Libye, avec à son bord près de 300 personnes (hommes, femmes, enfants), toutes originaire d’Erythrée. Au milieu, Samrawit Gebrihiwet, 18 ans à l’époque. Après quelques heures d’une navigation poussive, le moteur rend l’âme. Pas un bateau à l’horizon et la terre ferme est déjà loin. Juste une vaste entendue d’eau à perte de vue. Durant trois jours, la barcasse vermoulue est ballottée par les vagues, des passagers écopent à tour de rôle pour éviter au rafiot de couler à pic. «Pendant ces trois jours interminables, tu ne penses ni à la faim ni à la soif, raconte Samrawit. Tu te dis juste que tu as envie de vivre…»

Samrawit Gebrihiwet, femme libre
Samrawit Gebrihiwet est installée à Genève dans le quartier des Charmilles avec son conjoint et ses deux enfants, Fnan 4 ans et Lucas 2 ans. JPDS

Soudain, un avion les survole, puis après quelques heures d’une attente interminable, un bateau au loin se rapproche doucement. Le cœur de 300 personnes chavire de bonheur. A bord du navire, les rescapé·es se voient offrir un repas, ils et elles peuvent se doucher et se changer. Direction la côte italienne.

Nous sommes en 2014. A cette période, l’Italie est plus encline à laisser débarquer sur son sol des migrant·es sauvé·es des eaux. Pour peu que ceux-ci et celles-ci ne s’éternisent pas. «On nous a dit ‘ vous pouvez rester en Italie ou partir. Mais partir c’est mieux…’», raconte la jeune femme. Qu’à cela ne tienne, Samrawit quitte, seule, le foyer où elle avait trouvé refuge, prend un train pour Rome, un autre pour Milan avec comme destination finale la Suisse. Son seul bagage, son courage. Ce sera ensuite Vallorbe, le centre d’enregistrement. Elle y restera dix jours avant d’être affectée au canton de Genève.

«Pendant ces trois jours interminables, tu ne penses ni à la faim ni à la soif. Tu te dis juste que tu as envie de vivre…» Samrawit

Samrawit est née et à grandit à Tesseney, dans le grand sud-ouest de l’Erythrée, une toute petite ville située à 45 kilomètres de la frontière soudanaise. Un peu plus au sud, c’est l’Ethiopie. Elle y passe une enfance tranquille, avec une farouche envie d’étudier. «J’ai toujours aimé apprendre, raconte-elle. C’était un rêve depuis longtemps.» Avant les études supérieures, il lui faut pourtant rejoindre l’armée comme beaucoup de jeunes de son âge. Puis après un an et demi de service militaire, c’est enfin la quille. La joie est cependant de courte durée pour cette jeune femme enrôlée à 16 ans. Elle est rappelée manu militari sous les drapeaux. La décision arbitraire d’un régime autocratique, dirigé par un ancien héros de la guerre d’indépendance devenu président despotique. Persécutions et arrestations sont monnaie courante. Ce qui pousse toute une génération à quitter prestement le pays. Résultat; l’Erythrée se vide d’une bonne partie de sa population. C’est le cas de Samrawit qui décide de fuir avec quelques ami·es. Avec en point de mire, la Libye puis l’Europe en bateau.

Le groupe doit d’abord transiter par le Soudan, à ses risques et périls. C’est que le coin est connu pour ses nombreux kidnappings. Des pirates des sables attendent les réfugié·es qui seront, peut-être, relâchées contre rançon. Après trois nuits de marche sans encombre, voilà la ville de Kassala. Soulagement. Puis Khartoum, la capitale. Avec l’aide de passeurs, le groupe, qui compte maintenant 200 personnes, toutes originaire d’Erythrée, tente sa chance dans le désert soudanais et le sud de la Libye. Prix du passage; près de 1600 francs par tête. Trois semaines dans le désert brûlant du Sahara, alternant marche forcée et trajet en camionnettes. Un enfer.

En Libye, le groupe est mené à Benghazi sur la côte est. Mais le point de départ pour une vie meilleure se trouve à l’ouest, tout près de Tripoli. Le trajet se fait enfermé dans des containers hermétiques. Il faudra une semaine à la cohorte pour rejoindre la capitale libyenne en camion. Les passeurs avancent prudemment, évitant les barrages militaires. «Nous étions serré·es dans ce container toute la journée, se souvient la jeune femme. Il faisait une chaleur étouffante.» Le soir, les occupant·es sont descendu·es sans ménagement dans des coins perdus, à l’abri des regards. Plusieurs fois durant cette semaine, les passeurs sortent des corps inanimés, jetés sur le bas-côté. «Des personnes sont mortes, se rappelle Samrawit. A cause de la chaleur ou de déshydratation.» Un ange passe. Enfin le littoral, et le bateau pour l’Europe.

A son arrivée à Genève, Samrawit est dirigée au Collège Rousseau en classe d’accueil.  Elle met ses études entre parenthèse, le temps de sa première grossesse, et débute ensuite un stage de 6 mois aux ressources humaines d’une entreprise. «C’était une grande opportunité de pouvoir effectuer ce stage, raconte t-elle les yeux brillants. J’ai beaucoup appris.» Elle effectue un préapprentissage, puis un apprentissage de 2 ans sanctionné d’une attestation fédérale de formation professionnelle avant de se lancer dans un CFC. Déterminée, la jeune femme se veut libre de ses choix et ambitieuse.

Aujourd’hui Samrawit a 26 ans. Elle est installée à Genève dans le quartier des Charmilles avec son conjoint et ses deux enfants, Fnan 4 ans et Lucas 2 ans. Au bénéfice d’un permis B, elle peut envisager l’avenir plus sereinement. Elle n’oublie cependant pas l’aide qu’elle a reçu de l’AMIC, une association qui favorise l’intégration des réfugié.es à Genève, et surtout du soutient précieux du Centre social protestant (CSP) et de l’école Aimée Stitelmann à Plan-les-Ouates. «Ils m’ont beaucoup aidé dans mon parcours, et je leur serai toujours reconnaissante», dit-elle émue.

Quid de l’avenir ? «J’ai envie de rester en Suisse, dit-elle comme un évidence. J’ai fondé une famille, mes enfants sont nés et scolarisés ici. Et puis, j’ai maintenant envie de poursuivre mes études pour devenir comptable», sourit-elle. L’ambition, toujours. MLE

Suisse Marc Lalive d’Epinay Portrait

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