Judi Shekho, l’entame de sa vie
Ce jeune Kurde de Syrie a marché pendant cinq mois depuis la Grèce pour arriver en Suisse. Entre courage et désillusion.
Judi Shekho est un Kurde d’Afrin, en Syrie. Après un parcours classique de lycéen, il suit des workshops de design et de cinéma. Passionné par le 7e art, il se voit déjà en haut de l’affiche. L’invasion de sa ville par l’armée turque en 2018 met temporairement fin à ses désirs. Les militaires font littéralement la chasse aux Kurdes. La famille doit quitter la ville.
Mais dans la région de Chahba où elle a cru trouver refuge, la situation n’est pas meilleure. Obstinément athée, résolument pour l’égalité homme-femme et farouchement progressiste dans ses idées politiques, Judi est une cible. «A cause de mes opinions, je me suis fait menacer de mort.» En 2019, il choisit l’exode. Depuis le Bosphore, il opte pour un passage terrestre jusqu’en Grèce. A force d’obstination, le garçon réussit le périlleux trajet. Arrivée dans la tumultueuse Athènes, Judi se rend dans une petite boutique du quartier populaire d’Omonia.
Une adresse transmise par le bouche-à-oreille. Ici, on se croirait dans une obscure agence de voyage. Une destination, un prix – «9500 euros si vous voulez aller dans le Nord de l’Europe» –, et des passeurs. Une machine criminelle bien huilée.
Il ne sera évidemment pas le seul à tenter l’aventure. Le groupe, encadré par plusieurs passeurs originaires d’Afghanistan et du Pakistan, dont certains sont armés, avance à marche soutenue. Après la Grèce, l’équipée traverse la Macédoine du Nord, la Serbie, la Croatie et fera même une incursion par la Roumanie. A la recherche du meilleur point de passage. A chaque frontière, changement d’équipe de passeurs, sans foi ni loi, pour qui cette pléiade de jeunes hommes représente un pactole. Avec Judi, ils sont quarante-cinq en quête d’espoir à avoir payé chacun près de 10 000 euros. La somme est colossale: plus de 400 000 euros.
Des jours et des nuits de marche sans s’arrêter. Et aussi beaucoup d’attente; plusieurs mois, souvent au milieu de nulle part. «Pendant ces moments, tu ne penses à rien. Tu es juste épuisé», relate Judi. Un voyage fait de douleurs, de marche exténuantes, de faim et de soif aussi, de brimades et de mauvais traitements de la part «des douaniers, de la police et aussi des passeurs». Mais également de rencontres et de solidarités entre migrants. Judi fraternise avec huit autres jeunes Kurdes comme lui.
A la frontière hongroise, se dressent d’imposantes barrières électrifiées surmontées de barbelés. Un dispositif complété par des caméras thermiques, installé par le gouvernement de Viktor Orban. Une échelle posée sur la barrière par les passeurs, un saut de cinq mètres, une course effrénée, permet aux groupes d’entrevoir la fin du parcours.
Depuis la Hongrie, ce sont deux véhicules qui amèneront les neufs jeunes Kurdes à Vienne. Nuitamment et la peur au ventre. Puis le passeur les abandonne au centre-ville. «Lorsque nous sommes descendus de la voiture, j’ai crié et pleuré, raconte Judi. C’était comme une renaissance. On y était arrivés.» Son voyage aura durée sept longs mois depuis son départ de Syrie. Le groupe se sépare. Qui pour l’Allemagne, la France, l’Angleterre. Ou la Suisse pour Judi. Il dit: «On était là, en plein milieu de Vienne, sales et puants, la barbe longue – nous n’avions pu prendre que trois douches durant tous ces mois…» Malodorants et dépenaillés, mais «vivants et heureux». Il prend encore le train jusqu’à Bâle, ou il dépose une demande d’asile politique. Depuis la cité rhénane, le jeune homme est envoyé au centre de Boudry, puis à Sainte-Croix, dans le canton de Vaud. Nous sommes en 2020. Il y passera onze mois. Finalement, il trouve une colocation à Vevey.
Avec une force de caractère impressionnante, il apprend le français en peu de temps. On dirait presque qu’il est ici depuis toujours. Judi foisonne d’envies et de projets, cinématographiques notamment. Il a un cercle d’ami·es, rencontrés dans des bars, des lieux culturels, des expositions, qu’il fréquente assidûment. Lors de manifestations aussi.
Pourtant, sa situation fragile de demandeur d’asile l’empêche de rêver en couleurs. De se projeter comme un jeune homme de son âge. Sans parler de trouver un travail pour ne pas dépendre d’aides étatiques. «Imagine, j’ai envoyé plus de 100 lettres de postulation, je n’ai reçu aucune réponse positive…», se désole le jeune homme. «Mon statut précaire fait peur aux potentiels employeurs.» Il pédale bien pour une entreprise de livraison de plats à domicile, mais ce n’est pas suffisant.
Oscillant entre fureur de vivre et profond désarroi, Judi, aujourd’hui 25 ans, espère obtenir un permis salvateur qui lui permettrait de voir s’éloigner cette épée de Damoclès. Et sinon? «Si je suis expulsé et que je dois rentrer chez moi ? C’est au mieux la prison, au pire la mort qui m’attend», explique Judi. Avec calme et lucidité.