Chroniques

Qui travaille?

L'actualité au prisme de la philosophie

La notion de travail est complexe au point qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer qui travaille et qui devrait être rémunéré·e pour ce travail.

Le travail ne se réduit pas à l’emploi. Dans un récent ouvrage (Trouble dans le travail, PUF, 2021), la sociologue Marie-Anne Dujarier s’interroge sur la signification du mot travail à partir des différentes acceptions que cette notion a pu prendre selon les époques. Elle montre qu’il s’agit d’un terme très complexe à définir et qu’il n’y a probablement pas d’«essence» du travail. En revanche, il y a des conflits sémantiques autour de cette notion.

Il est possible de rappeler qu’au XIXe siècle, des penseurs socialistes tels que Proudhon ou Marx entendent opérer un renversement concernant le statut accordé au travail. En particulier chez Proudhon, il s’agit de montrer que le travail est à l’origine de l’édification de la société et même de la pensée. Ce ne sont pas les idées qui permettent d’expliquer le fonctionnement de la société et l’histoire, mais l’organisation du travail.

Plus spécifiquement, chez ces deux auteurs, le travail est en réalité celui de l’ouvrier qui est considéré comme créateur de valeur. L’homme ouvrier (artisan ou ouvrier de la grande industrie) se confronte à la nature et la transforme. Son travail est considéré comme productif. Proudhon est connu pour ses positions antiféministes: l’homme est du côté de l’action (le travail), la femme de la passivité. Quant à Marx, il oppose le travail productif de l’ouvrier, qui seul est créateur de valeur,
au travail domestique reproductif.

Les théoriciennes féministes, en particulier les féministes matérialistes comme Christine Delphy, produisent une importante critique à ces théories androcentrées. Elles montrent que le travail des femmes dans l’espace domestique est également un travail. La preuve est qu’on peut payer des personnes pour le faire: faire le ménage ou s’occuper des enfants. Cela conduit à montrer que le travail ne doit pas être confondu avec l’emploi. Il peut exister du travail gratuit. L’exploitation, ce n’est pas seulement être sous-payé·e comme dans le travail salarié, c’est également ne pas être payé·e du tout comme dans l’esclavage ou le travail domestique.

D’autres féministes, des écoféministes s’inscrivant dans le courant de la perspective de subsistance, comme Maria Mies ou Vandana Shiva, sont conduites à montrer qu’il n’y pas que le travail des femmes qui a été exclu de l’approche des penseurs socialistes au XIXe siècle. Le travail paysan n’est pas pris en considération dans les théories qui centrent la catégorie de travail sur l’ouvrier ou l’artisan. Les théoriciennes de la perspective de subsistance montrent en outre que le travail de subsistance est souvent le fait des femmes.

De nouvelles formes de travail? Aujourd’hui, la catégorie de travail en sciences sociales a pris une plus grande extension. Par exemple, la sociologue Maud Simonet s’est interrogée sur de nombreuses formes de travail gratuit (Travail gratuit: la nouvelle exploitation?, Textuel, 2018). Elle aborde entre autres le cas des activités bénévoles que parfois l’on peine à distinguer d’un emploi salarié. Cette interrogation peut s’appliquer également à tous les secteurs professionnels où les personnes sont conduites à travailler gratuitement pour espérer accéder à une activité rémunératrice stable: recherche, mode, art, informatique…

De son côté, Marie-Anne Dujarier s’est intéressée pour sa part au «travail du consommateur» (Le travail du consommateur, La Découverte, 2014). Il s’agit de l’ensemble des tâches qui désormais sont déportées sur le consommateur ou la consommatrice: imprimer son billet, effectuer ses opérations bancaires en ligne…

D’autres sociologues comme Antonio Casilli se sont interrogés sur l’existence d’un «digital labor» (Cardon et Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor?, INA, 2015). Cette catégorie désigne une forme de création de valeur qui est produite lorsque les internautes, par exemple, «likent» des contenus ou effectuent gratuitement d’autres activités en ligne qui créent de la valeur.

Le mouvement de réflexion autour du travail a conduit également des chercheurs et des chercheuses à mettre en lumière des aspects du travail peu pris en considération: «le travail du care» dans les métiers de la relation à autrui, «le travail émotionnel» qu’effectuent les femmes dans de nombreux emploi, la performance de genre comme travail…

Le travail au-delà de l’humain. D’autres auteur·rices ont pu s’interroger sur le fait que le travail pourrait ne pas être réalisé par des humains. C’est le cas du «travail des robots». Pour Marx, les machines ne sont pas créatrices de valeur.

Certains auteur·rices, comme Christophe Dejours actuellement, font de l’engagement de la subjectivité une caractéristique importante pour définir le travail. C’est le travail vivant. Les robots ne travailleraient pas parce qu’il n’ont pas de subjectivité. Les robots fonctionnent.

Jocelyne Porcher de son côté soutient que les animaux travaillent, justement parce que l’animal engage sa subjectivité dans son activité de travail en relation avec les humains.

Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com

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