Contrechamp

Le poids de la précarité académique

Instabilité de l’emploi, salaires trop bas, faibles taux d’occupation… Le personnel de recherche et d’enseignement dans les hautes écoles souffre de mauvaises conditions de travail. La campagne «Stable Jobs – Better Science» lancée par le Syndicat des services publics (SSP) réclame des mesures structurelles pour lutter contre la précarité du corps intermédiaire.
Le poids de la précarité académique
Suisse

On commence à le savoir hors des hautes écoles: les conditions de travail qui y règnent sont mauvaises. Elles maintiennent dans la précarité près de 80% du personnel académique et elles reposent sur une hiérarchie aussi brutale qu’injustifiée. La pétition Academia, déposée à la Chancellerie fédérale en octobre 2021 et à laquelle le Conseil national a accepté de donner suite le 9 juin dernier, avait déjà alerté sur cette situation. Le Syndicat des services publics (SSP) a lancé cet automne une campagne nationale baptisée «Stable Jobs – Better Science» qui demande des modifications profondes pour lutter contre la précarité dans les hautes écoles. En effet, les conditions matérielles de production de la science dégradent en retour la qualité de cette dernière, minent la créativité et l’originalité des recherches, tout en provoquant de nombreuses souffrances individuelles et collectives

La précarité s’exprime différemment au long de la carrière académique mais ce qui relie toutes ces situations est une organisation qui repose sur l’asymétrie entre une minorité de personnes qui bénéficient de contrats stables et une large majorité qui est maintenue dans la précarité, les premières disposant de ce fait de privilèges importants et la seconde étant exposée et laissée largement à la merci de ce que les rapports de pouvoir créent toujours – du harcèlement psychologique aux violences sexistes et sexuelles, de l’exploitation à l’appropriation des résultats de son travail.

Au départ: faire une thèse. Les carrières académiques commencent avec un doctorat. A ce stade, plusieurs problèmes se posent. Il y a celui du financement tout d’abord. En 2021 par exemple, 40% des doctorant·es de l’Université de Lausanne n’étaient pas payés pour travailler sur leur thèse.1>Chiffres d’UNISIS (service statistique de l’UNIL) au 31.12.2021. Ensuite, lorsqu’on obtient un financement, celui-ci peut être faible. Les salaires payés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) sont ainsi scandaleusement bas (moins de 4000 francs mensuels en première année pour un engagement à 100%), alors que nous parlons de personnes dont le niveau de formation est l’un des plus élevés possibles (un Master universitaire). Les universités proposent également des postes d’assistant·es permettant de faire un doctorat mais là, les taux d’engagement peuvent être inférieurs à 100% et faire l’objet de contrats successifs. A l’Université de Lausanne, ce sont ainsi trois contrats qui sont signés en cinq ans, à l’Université de Neuchâtel, quatre en quatre ans.

Les conditions de travail, les cahiers des charges inadaptés et la durée totale des contrats expliquent qu’un nombre significatif de doctorant·es doivent terminer leur thèse hors de tout contrat, en survivant grâce à l’assurance-chômage, l’aide de leur famille, ou grâce à leurs propres réserves, constituées sur des salaires très bas.

Ensuite, se battre pour des post-doc. Si les choses ne sont pas simples durant le doctorat, elles se compliquent encore après. Sans statut clair, multipliant les contrats de très courtes durées (parfois seulement quelques mois), généralement entrecoupés de périodes de chômage, devant accepter de travailler à des taux ridiculement bas, les «post-doc», comme on les appelle, sont particulièrement vulnérables à toutes sortes de pressions et de contraintes.

Pour faire avancer la science, il faut des scientifiques

Les contrats occupés par les post-doctorant·es ne couvrent parfois qu’un semestre, par exemple pour les charges de cours (des contrats entre autres utilisés pour le remplacement d’enseignant·es titulaires en congé scientifique). L’engagement se fait à un pourcentage dérisoire (le taux médian des chargé·es de cours à l’Université de Genève est de 13%), ce qui correspond à un salaire de 1400 francs brut par mois.2>Réponse du Conseil d’Etat genevois aux questions écrites urgentes de la députée socialiste Amanda Gavilanes: «Fonctions et rémunérations à l’Université de Genève» et «Typologie des contrats et taux d’activité des membres du corps intermédiaire à l’Université de Genève» (QE1429-A et QE1430-A), 18 novembre 2020. A l’Université de Neuchâtel, une charge d’enseignement unique, avec un taux de 9%, est payée 850 francs brut par mois.3>Les salaires de l’UNINE sont publics: www.unine.ch/srh/charge-e-s-denseignement Si de tels postes ont été pensés comme des revenus d’appoint pour des personnes hautement qualifiées dans leur domaine, titulaires d’un doctorat la plupart du temps, il arrive trop fréquemment que ces charges de cours soient confiées à des post-doc qui n’ont aucune autre activité professionnelle.

Un autre problème est que cette période de précarité peut être très longue. Dans une enquête sur les carrières académiques publiée cette année, le FNS montre que trois-quarts des chercheurs et chercheuses de plus de 46 ans interrogé·es sont encore soumis à des contrats à durée déterminée (ce chiffre s’élève à 95% avant 30 ans).4>Legler, Pekari et Cohen, SNSF Early Career Researcher Survey, 2022, p. 11. La période de très grande précarité qui suit l’obtention d’un doctorat peut donc se prolonger pendant des années, voire des décennies.

Cette situation de précarité multiplie les comportements de harcèlement. Dans une enquête lancée par l’Université de Genève auprès de ses salarié·es sans contrat stable en 2021, 22% des répondant·es indiquent vivre ou avoir vécu une situation de harcèlement moral, 3,4% être victimes de harcèlement sexuel, alors que 13% en ont été témoins.5>Brigitte Galliot, Liliane Zossou (dir.), «Enquête 2021 sur les conditions de travail et de carrière du Corps des Collaborateurs et Collaboratrices de l’Enseignement et de la Recherche (CCER) à l’Université de Genève», avril 2022, p.  58-63. Le nombre de prof femmes à l’UNIL est une donnée publique elle aussi: 8 Bureau de l’égalité de l’UNIL, «Monitoring égalité, quelques chiffres clés, 2021», accès: https://bit.ly/3FAMHRI On ne répétera jamais assez que le mélange entre des rapports hiérarchiques très puissants et une précarité endémique qui caractérise les hautes écoles encourage ce type de comportement de manière systémique.

Enfin, il ne faut pas oublier que toutes les études, statistiques et enquêtes «oublient», à défaut de pouvoir les mesurer, toutes les personnes qui ont été contraintes d’abandonner leur carrière universitaire, et elles sont nombreuses.

Pour les plus chanceuses et chanceux: l’accès au club. Le contraste est d’autant plus frappant si l’on compare la situation des post-docs avec celle des rares élus, encore plus rarement des élues (à l’Université de Lausanne, pourtant l’une des plus féminisées de Suisse, les femmes ne représentaient que 28% du corps professoral en 2021)8 qui obtiennent un poste stable.

Le niveau des salaires, le taux d’engagement, les conditions de départ à la retraite, le salaire garanti en cas de maladie, les congés scientifiques, les indemnités pour différentes tâches administratives, les sommes réservées pour les interventions à l’étranger, etc. indiquent ce que devraient être les conditions de travail de l’ensemble du personnel d’enseignement et de recherche dans les hautes écoles.

Ce sont ces conditions qui permettent de construire des recherches à long terme, d’explorer des voies nouvelles, de consacrer du temps aux étudiant·es et de pouvoir résister plus efficacement aux pressions diverses qui menacent la réalisation d’un travail scientifique rigoureux.

Les postes stables dans les hautes écoles fonctionnent donc comme un club fermé, dont l’accès est extraordinairement difficile mais qui confère à la fois une grande liberté d’action et des privilèges très importants par rapport aux non-membres.

Nous sommes les 80%! Pour remédier à cette situation, le SSP demande aux différentes autorités compétentes – la Confédération, par la voie du Secrétariat à la formation, à la recherche et à l’innovation, le FNS, les HES, écoles polytechniques et universités cantonales, mais aussi tous les niveaux hiérarchiques à l’intérieur des hautes écoles, du centre de recherche aux facultés – de mettre en place les mesures suivantes.

Il faut mettre un terme au recours abusif aux contrats à durée déterminée. Les tâches pérennes, notamment l’enseignement, doivent être confiées à des salarié·es stables. La multiplication de contrats à durée déterminée, parfois pendant plus de dix ans, n’est pas acceptable dans un service public. Il faut donc stabiliser les post-docs précaires et créer un nombre substantiel de postes stables supplémentaires. De la même manière, il faut interdire les taux d’occupation trop bas, et partir du principe que la recherche et l’enseignement se fait à plein temps, sauf demande explicite des personnes concernées.

Il faut augmenter les salaires les plus bas dans les hautes écoles, à commencer par celui des doctorant·es financé·es par le FNS.

Il faut protéger le temps réservé à la thèse dans les cahiers des charges des assistant·es, en demandant que ce temps corresponde au minimum à 70% du temps de travail total.

Enfin, il faut aussi reconnaître qu’une partie du problème provient du financement de la recherche par projets. Celui-ci multiplie les postes précaires, augmente la dépendance envers les collègues ayant obtenu le financement, ajoute un étage souvent largement informel à une hiérarchie déjà pesante, et contraint de plus en plus de personnes à courir de projet en projet pour pouvoir continuer à toucher un salaire. Ce modèle n’a aucun sens scientifique, et il ne fait que généraliser la précarisation du personnel de la recherche dans les hautes écoles.

Nous le savons bien, pour faire avancer la science, il faut des scientifiques, de l’équipement et du temps. Penser pouvoir supprimer l’une de ces trois composantes indispensables, c’est s’illusionner sur les conditions matérielles de la recherche. Sans surprise, on rencontre ce genre de propositions chez des gens qui soit n’en ont jamais fait, soit n’en font plus depuis longtemps.

Ces demandes ont peu de chances d’être entendues, et encore moins d’être mises en œuvre, sans l’organisation d’une mobilisation collective. Nos revendications rencontrent en permanence l’opposition de responsables à différents niveaux hiérarchiques, des membres du club professoral la plupart du temps, qui craignent de perdre leurs privilèges et sont ainsi prêts à sacrifier la qualité du travail scientifique pour les conserver.

C’est précisément l’objectif de la campagne «Stable Jobs – Better Science» du SSP de contribuer à construire une telle mobilisation contre la précarité dans les hautes écoles, et à le faire dans un cadre syndical. Comme nous le savons, face aux prérogatives du petit nombre, nous n’avons que le pouvoir du grand nombre. Il est temps de s’organiser!

Notes[+]

Les auteur·trices: Jonathan Pärli, Kelly Harrison, Antoine Chollet, Laure Piguet, Kevin Rosianu, Annelise Erismann, Simon Graf, Sabine Kradolfer et Florent Blanc.
Pour en savoir plus: www.stablejobs-betterscience.ch

Opinions Contrechamp Membres du corps intermédiaire dans différentes hautes écoles suisses et membres du SSP Suisse

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