Rassemblement pour Alireza et les autres
«Pas de troisième Alireza», «Alireza, on t’oublie pas», «Les autorités ne font pas attention à notre danse», «Un enfant réfugié est un enfant comme les autres». Mots, photos, bougies, prises de parole: tout était matière aux transports d’émotions, ce jeudi en fin de journée, sur le carrefour de Rive, devant les bureaux de l’Hospice Général. Des centaines de personnes sont venues rendre hommage au jeune Afghan du foyer de l’Etoile qui s’est ôté la vie après avoir pris connaissance d’une décision de renvoi vers la Grèce.
L’heure était au deuil et à la tristesse. A la détermination et à la colère aussi. Dans la foule compacte, beaucoup de jeunes migrants sont présents pour évoquer le récent drame qui a secoué le foyer de l’Etoile, et plus généralement les conditions de vie des requérants d’asile mineurs non accompagnés, désignés sous le froid acronyme de RMNA. «On veut une vie normale», clament-ils. «On se réunit quand quelqu’un met fin à ses jours. On devrait le faire pour défendre des valeurs d’humanité», demande l’un d’eux.
«Alireza avait l’espoir de vivre dans un pays en paix, il n’imaginait pas qu’il rencontrerait autant de difficultés», témoigne un de ses amis. Avant de lister les insuffisances du dispositif d’aide actuel. Il demande que la famille d’Alireza puisse venir pour rapatrier le corps. Une minute de silence est observée.
«Il n’y a pas de formation pour nous hormis dans le nettoyage», reprend un de ses camarades. «Nous voulons des formations valorisées dans l’horlogerie ou la mécanique, nous avons des ambitions, nous voulons tous travailler, et pas dépendre de l’Hospice général.»
«C’était un élève modèle, très investi»
Une vie normale, le corps enseignant des classes d’orientation professionnelle dans lesquelles évoluait Alireza, et tant d’autres de ses camarades, a tout fait pour la lui apporter. «C’était un élève modèle, très investi, il avait décroché plusieurs stages. Une semaine avant son décès, il était avec nous à la Cité des métiers, des employeurs nous avaient laissé leur carte en disant qu’ils voulaient travailler avec lui», raconte une enseignante, qui ne peut retenir ses larmes.
«Il était en pleine construction, on lui a coupé l’herbe sous les pieds en voulant le renvoyer dans un pays où il n’avait aucun avenir», ajoute une collègue. Et de s’interroger: «Qu’est-ce qu’on peut dire aux dizaines d’autres élèves dans la même situation, désormais fragilisés? Quelle crédibilité a-t-on quand on leur dit que c’est possible et, du jour au lendemain, que tout est fini? Comment peut-on comprendre, en tant que professionnels, que notre voix n’a aucune influence?»
Malika, elle, donne des cours de yoga dans des centres d’hébergement. «Ma fille de cinq ans m’a demandé comment est mort Alireza. J’ai répondu ‘de tristesse’. Je suis vraiment désolée de la manière dont les gens qui viennent chercher de l’aide chez nous sont reçus», témoigne-t-elle.
Le directeur de l’HG a reçu une délégation
Directeur de l’Hospice général, qui gère le foyer de l’Etoile, Christophe Girod a reçu une délégation, comme le fera plus tard le conseiller d’Etat Thierry Apothéloz. Il est également sorti pour échanger sur le trottoir. Un dialogue qui cependant tournera court. «C’est d’une tristesse extrême, la décision de le renvoyer n’était pas acceptable», dira Christophe Girod.
Juliette Fioretta de Solidarités Tattes interpelle les autorités: «Qu’avez-vous fait du rapport de la Cour de comptes, des années de discussion au Grand Conseil, du plan d’action prévu, du rapport de la Haute école de travail social? Un Conseil d’Etat à majorité de gauche, mais c’est quoi la gauche?» Colère en particulier contre Thierry Apothéloz qui a dit que le renvoi n’aurait pas été exécuté. «Mensonge! Cela fait des années qu’on demande de sursoir aux renvois et on a toujours la même réponse: c’est le Service aux migrations qui décide. Il y a quelques mois un jeune Afghan a été cueilli en sortant de l’Office cantonal de la population et des migrations et renvoyé en Grèce», a rappelé la militante.
«Jusqu’à quand des vies humaines seront-elles sacrifiées sur l’autel de l’efficacité», questionne encore Raphaël Rey, chargé d’information au secteur réfugiés du Centre social protestant. «S’opposer aux renvois ce n’est pas seulement de belles déclarations, c’est permettre aux personnes concernées de vivre une vie digne, un statut stable. L’accueil de dizaines de milliers de personnes d’Ukraine a montré que lorsqu’on veut on peut.»
Si vous vous inquiétez pour vous ou un·e de vos proches, contactez de manière confidentielle 24h/7j147: ligne d’aide jeunes (147.ch)143: la main tendue, ligne d’aide adultes (143.ch)144: urgences médicales
Le reflet d’une souffrance collective
Saskia von Overbeck Ottino est médecin, psychiatre et pédopsychiatre, responsable du dispositif santé mentale migrants et éthnopsychanalyse (MEME), aux Hôpitaux universitaires de Genève. Pour elle, le suicide de jeune Alireza au foyer de l’Etoile n’est pas un drame isolé. Il reflète la détresse psychologique vécue par de nombreux autres jeunes arrivant pour demander l’asile en Suisse.
Qu’est-ce qui pousse un jeune migrant au suicide?
Saskia von Overbeck Ottino: S’il y a souvent un élément déclencheur, chez les jeunes migrants le geste survient généralement dans un contexte plurifactoriel, fait de précarité et de vulnérabilité. Parfois les gens pensent que parce qu’ils ont vécu des choses difficiles et traumatisantes, ces jeunes seraient plus résilients et plus mûrs que les jeunes d’ici. Bien au contraire, partis très jeunes de chez eux, ils n’ont souvent pas eu l’environnement stable nécessaire au bon développement de leur adolescence et au passage vers l’âge adulte. Ici, dans les moments difficiles, ils n’ont pas de parent, de proche à qui parler, et se sentent seuls face à leur souffrance. Je ne suis pas sûre qu’Alireza voulait vraiment mourir. Comme pour beaucoup de jeunes qui font une tentative de suicide, je pense qu’il souhaitait surtout que sa souffrance s’arrête.
Quelles sont les cause extérieures de cette souffrance?
Ce qu’a mis encore une fois en lumière ce drame, c’est que l’accueil ne peut pas se résumer à un hébergement avec un encadrement minimaliste. L’hébergement de masse, l’absence de vie communautaire, la réduction drastique du nombre d’éducateurs dès 18 ans, accentuent le sentiment de précarité et de vulnérabilité et peuvent pousser à bout. Ces conditions font aussi qu’il est beaucoup plus difficile de repérer et soutenir ceux qui vont mal.
De plus, du côté des lois de l’asile, les procédures administratives peuvent être violentes psychologiquement. Les auditions du Secrétariat d’état aux migrations (SEM), par exemple, sont souvent traumatisantes. Il faut raconter toute son histoire et revivre des choses difficiles, face à un interlocuteur dont le travail est de repérer des contradictions pour déceler des faux récits. Ne pas être cru et soutenu lorsqu’on a réellement vécu des violences extrêmes peut pousser au désespoir. De plus, les lettres de refus du SEM ou du Tribunal administratif fédéral ont un ton très sec: une violence de plus, inutile et difficile à comprendre.
Alireza avait tous juste 18 ans, c’était un facteur important?
À Genève les mineurs non accompagnés ont l’école obligatoire, un éducateur et un suivi par un curateur du Service pour la protection des mineurs. À 18 ans, tout change d’un coup: plus de curateur, peu d’accès à un assistant social. L’école est accessible, mais sur une base volontaire, laissant de fait de côté les plus vulnérables. Par ailleurs, le SEM continue à avoir recours à des pratiques très contestées par les spécialistes pour déterminer l’âge d’un jeune. Un mineur risque donc d’être «majorisé» et de perdre des précieux appuis. Les trois derniers migrants décédés étaient des jeunes majeurs. Ceci nous permet de penser que c’est là qu’il faut centrer les efforts pour leur assurer un meilleur avenir.
Un drame similaire peut-il se reproduire?
Le risque est toujours là, puisque les conditions environnementales restent précaires pour nombre de jeunes. De plus, un tel évènement peut résonner avec les détresses des autres et avoir un effet de contagion. C’est pourquoi les différents dispositifs atour de ces jeunes sont particulièrement vigilants actuellement.