«Résistance culturelle»
Nous n’avons qu’une ressource avec
la mort, faire de l’art avant elle.
René Char
Jénine, 21 novembre 2022. 7h30. Sirènes, drones, explosions, tirs. Une heure plus tard, ça continue. On entend mais impossible de rien voir, si ce n’est un drone dans le ciel bleu. Nous restons à l’abri.
8h45, l’affrontement du matin semble sur sa fin. Encore une grosse explosion, toujours le drone, mais plus de sirène. Il est 9h. Fini pour aujourd’hui.
La répétition commence mollement, on enchaîne quelques scènes, je tente de donner des indications, les comédiens écoutent, des larmes coulent, on entend des cris au dehors. On rejoint la foule maintenant silencieuse arrêtée dans la rue, à une trentaine de mètres du théâtre, devant la maison de l’adolescent tué. Drapeaux jaunes frappés du portrait d’Arafat. Ahmed me dit que le «martyr» est un voisin, un gamin de 17 ans. J’apprendrai plus tard qu’il s’appelle Mahmoud Al-Sadi, qu’il a été tué dans les environs immédiats de son lycée où il achevait ses études secondaires, qu’il s’apprêtait à rejoindre l’université, et qu’il dirigeait des ateliers pour enfants au Freedom Théâtre. Au bout d’une demi-heure, la foule avance, des armes sont brandies. Les rafales viennent peu après. Ahmed va à la mosquée pour l’enterrement et me propose de faire une pause. La répétition reprendra à 15h. Elle sera finalement annulée.
La situation coloniale, ou néocoloniale comme on voudra, impose sa loi et construit méthodiquement ce qu’il convient d’appeler, avec nombre d’ONG et cinq anciens ministres des Affaires étrangères d’Europe, un état d’apartheid. La vie d’un gamin de 17 ans n’a ici strictement aucun intérêt, aucune valeur, rien. Chez nous, cette mort ne fera pas une ligne dans les journaux, pas de place, pas le temps, trop à faire avec le Qatar. Mahmoud n’est qu’un cadavre de plus dans une interminable liste et ne sera pas le dernier.
Mais ce qui change pour nous cette morbide indifférence, c’est sa proximité avec le théâtre où nous travaillons, son appartenance, fragile certes mais appartenance tout de même, à notre métier, à nos repères, à notre pratique. Du coup, sa mort nous frappe et nous questionne plus violemment que les autres. Cet adolescent ne faisait pas la guerre, il faisait du théâtre, et il est mort. Il n’est certes pas mort en en faisant, mais il vivait dans le camp de réfugiés et y faisait du théâtre. Comme l’écrit Mustafa Sheta, «aujourd’hui c’est différent, nous avons perdu celui que nous connaissions et qui nous connaissait. Nous l’aimions comme il nous aimait et comme il aimait les ruelles du camp».
Faire du théâtre dans ces conditions semble dérisoire, incongru, voire dénué de sens. Le théâtre est-il nécessaire? La question de Denis Guénoun trouve ici un nouvel écho et s’impose évidemment à nous, en particulier aujourd’hui, mais pas seulement. L’existence même du Freedom dans le camp de réfugiés de Jénine en est la meilleure illustration.
Juliano Mer Khamis, fondateur du Freedom assassiné en 2011 sans qu’on ait jamais retrouvé le meurtrier: «Ce que nous faisons au théâtre ne cherche pas à être un substitut ou une alternative à la résistance palestinienne dans la lutte pour la libération (…) je ne suis pas un travailleur social, je ne suis pas un bon juif qui va aider les Arabes, et je ne suis pas un Palestinien philanthrope qui vient nourrir les pauvres. Nous rejoignons, par tous les moyens, la lutte pour la libération du peuple palestinien, qui est notre lutte de libération. Nous ne sommes pas des guérisseurs. Nous ne sommes pas de bons chrétiens. Nous sommes des combattants de la liberté.»
Prolongeant cet héritage, le Freedom Théâtre se présente aujourd’hui comme «un mouvement de résistance culturelle au cœur d’une société palestinienne libre et critique (…) qui vise à former une nouvelle génération capable de défier toutes les formes d’oppression.»
Difficile de transposer sans précaution des expressions aussi marquées par une situation aussi particulière que celle du peuple palestinien. Et pourtant, Mahmoud et Juliano, tous deux morts au combat si on peut dire, nous forcent à nous arrêter et à méditer un instant leur leçon. A nous demander si nous n’avons pas, nous aussi, notre ennemi à combattre. Il n’est certes pas identique à celui que subissent les Palestiniens, il est plus insidieux, moins franc, plus retors, mais il est tout aussi criminel. Nous avons, nous aussi, nos monstres, et avons, vis-à-vis d’eux, une écrasante responsabilité qui exige de nous une résistance de tous les instants contre toutes les formes d’asservissement, d’abrutissement et de détournement des enjeux auxquels l’humanité est confrontée (captation des ressources, ruine de la biodiversité, absurde recherche du profit, accroissement révoltant des inégalités…).
Le Freedom est depuis toujours installé dans le camp de réfugiés, où la vie n’est pas simple et les affrontements réguliers. Y rester, y vivre, y travailler sont des choix, me dit Ahmed Tobasi qui a eu de multiples occasions de mener une vie et une carrière plus confortables ailleurs. Un choix exemplaire: s’inscrire dans l’espace du combat pour y chercher-interroger un hors-champ de bataille.
Le choix du terrain est déterminant mais il n’est pas seul en cause. En ne condamnant pas le combat frontal, Juliano Mer Khamis ouvrait un autre temps dans le temps même de l’affrontement. L’ouverture ainsi pratiquée n’est pas une échappée hors du temps de l’affrontement, une fuite, un aveuglement, un déni de réalité. C’est un déplacement dans le temps, à l’intérieur du temps de l’affrontement, afin d’y traquer ce qui nous aveugle et n’est pas visible.
Non pas pour nier les enjeux de l’affrontement mais, au contraire, pour les creuser, les réfléchir dans tous les sens du terme, les regarder autrement et les traduire dans une autre logique et un autre discours.
Impossible de distinguer ici l’espace et le temps. C’est une même stratégie qui me paraît riche d’enseignement. Qui rappelle celle de René Char qui, dans la Résistance, n’a jamais renoncé au poème et nous a livré un des livres majeurs du XXe siècle. Qui ne nous invite pas à exhiber une identité enfin trouvée, comme on brandit un drapeau, mais qui, au contraire, nous contraint à interroger situation, identité et drapeau. Qui donne un autre sens et une autre dignité à la notion si vilipendée d’engagement.
Si nous ne voulons pas alimenter le marché du divertissement et du spectacle, et n’être que les agents de liaison du tourisme international stipendiés pour fortifier l’image de marque des villes et des territoires, la leçon de Juliano, Mahmoud, Ahmed et de tant d’autres doit être prise au sérieux. Elle n’a pas fini de résonner et de servir de boussole.
Ce qui vaut pour la Palestine, vaut pour nous.