Contrechamp

D’où le globe est vu

Dans Trilogie terrestre, livre où il trace les contours d’une condition terrestre inédite, Bruno Latour nous intime de faire place nette en matière d’images de la Terre. Première visée, la photographie Blue Marble, prise le 7 décembre 1972. Se retournant sur celle-ci, Alexandre Chollier imagine au contraire qu’elle puisse encore dire quelque chose de nous.
D’où le globe est vu 1
Blue Marble (la bille bleue). Cette image prise par l’équipage d’Apollo 17 lors de son voyage vers la lune il y a cinquante ans est la première qui montre la Terre complètement éclairée. NASA. DR
Représentations

«Où vivons-nous donc?»1> Ce texte est le fruit de fructueuses discussions avec le vidéaste Laurent Valdès. Merci à lui. La question doit être aussi ancienne que le monde et pourtant nulle réponse définitive ne semble pouvoir lui être apportée. D’une évidence confinant à la banalité – je peux en effet répondre à cette question par un simple «ici et maintenant» –, elle n’en demeure pas moins d’une portée considérable, capable de tout remettre en question et de renverser les certitudes les plus établies. Pourquoi? Peut-être parce que derrière la première réponse donnée s’en tient toujours une autre en embuscade. Difficile de se suffire d’un nom de lieu ou d’une période donnée. Aux «je vis ici» et «je vis dans telle époque» font écho d’innombrables précisions, d’infinis déplacements. Ce lieu-ci est proche d’un autre, qu’on le veuille ou non. Cette époque donnée n’est pas la première et en présage d’autres encore. Nous lions ainsi à tout va, sans cesse et, de toute évidence, cela ne saurait s’arrêter, qui plus est lorsque nous formons société, et plus encore dans les temps troublés qui sont les nôtres.

Bruno Latour, sociologue des sciences à l’influence reconnue et récemment disparu à l’âge de 75 ans, se la pose aussi. Il est un des rares auteurs à avoir fait d’elle le pôle magnétique de ses réflexions, tout au moins depuis une bonne douzaine d’années. Parmi les nombreux livres récemment parus et donnant à voir sa pensée, il en est un qui retient notre attention: Trilogie terrestre 2> Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour, Trilogie terrestre, Editions B42, 2022. .

Sa quatrième de couverture est explicite et il vaut la peine d’en relire l’entame: «Face à la crise écologique, nous avons la plus grande peine à nous représenter collectivement où nous sommes, qui nous sommes, quels sont les protagonistes en conflit, et, surtout, quel rôle nous devons jouer dans cette aventure à laquelle nous n’étions pas préparés.» Les trois textes qui composent ce livre, lesquels ont donné lieu à autant de spectacles-performances, tentent d’y répondre. Les deux premiers s’avèrent être la retranscription de conférences mi-préparées, mi-improvisées par Bruno Latour; chacune suivant une «dramaturgie scénique» élaborée par la scénographe Frédérique Aït-Touati. Ce sont ces conférences qui nous intéressent, plus particulièrement la première, nommée «Inside». D’ailleurs pourquoi un tel titre si ce n’est pour rappeler que la question du «où sommes-nous?» en véhicule une autre: «dans quoi sommes-nous?»

Le noir absolu de la «zone critique»

Au contraire des autres textes de l’ouvrage, «Inside» a été mis en page à l’italienne. Il faut donc retourner le livre de 90 degrés avant d’y plonger, comme si bifurquer ne suffisait plus et qu’il fallait couper à angle droit d’avec la trajectoire prise. Simple et efficace. Surtout lorsque les images avec lesquelles le conférencier dialogue ont vocation à former panorama, ou disons l’arrière-scène devant laquelle il se déplace. Qu’on le veuille ou non, ces images imprimées franc bord possèdent le caractère englobant propre à ces objets qui à la fois nous dépassent et nous débordent. Le noir y prédomine – couleur se retrouvant sur une première de couverture ornée d’un cercle approximatif représentant, comme on l’apprendra au bout de quelques pages, la dite «zone critique», l’endroit dans lequel nous nous trouverions. Son effet est saisissant. Peu importe qu’il s’agisse d’une banquise tachetée en train de fondre ou de l’espace infini entourant la planète Terre, ou encore le matériau même d’un ensemble de strates géologiques, ce noir est absolu.

Mais l’image de la banquise tout d’abord, prise par Bruno Latour lors d’un voyage à destination de Calgary, dans le sud-ouest du Canada. Remarquable en soi et semblant confirmer que «si vous savez regarder, vous savez photographier» (slogan publicitaire des années 1970 pouvant être aisément renversé). Belle, mais en vérité difficile à lire, car suivre l’auteur lorsqu’il croit reconnaître Le Cri de Munch dans les soubresauts d’une banquise en pleine débâcle n’est pas donné d’avance. Alors on tourne le livre dans tous les sens jusqu’au moment où, oui, on pense le reconnaître. Pour Bruno Latour, cette photographie est également l’occasion d’une prise de conscience: «Quand on regardait par le hublot auparavant, la banquise nous semblait extérieure. On était dans l’avion et il était clair que ce qui se passait sur les glaciers (sic) ne nous concernait pas. Il s’agissait d’un simple spectacle. […] On était les spectateurs du spectacle de la nature.» Or désormais l’auteur sait qu’en volant au-dessus d’elle il participe, bien que de façon indirecte et ténue, à cette débâcle. Il ne lui est plus extérieur: plus moyen de se tenir à l’écart ou de s’extraire de ce que l’on voit.

Se débarrasser de Blue Marble?

Placée deux pages plus loin, la célèbre photographie Blue Marble ensuite. Sans surprise le noir passe du centre de l’image vers le bord, nous projetant à bonne distance de la Terre. Bien que très belle, cette image comporte selon Latour de «légers défauts». D’abord et avant tout car elle nous projette dans le non-lieu de l’espace. Ensuite car elle s’inscrit parfaitement dans une généalogie problématique, celle de «tous ces mythes de domination globale de la Terre» 3> Bruno Latour s’inspire ici de toute évidence des écrits de Denis Cosgrove (et en particulier de son livre Apollo’s Eye: A Cartographic Genealogy of the Earth in the Western Imagination, The Johns Hopkins University Press, 2001. . Enfin, car elle nous donne à penser qu’elle serait capable de nous unifier: «C’est la particularité très dangereuse du mythe du globe de nous faire croire, sous prétexte que nous habitons la même Terre, que nous allons inévitablement nous unir et nous entendre.»

Histoire de corriger ces défauts, Bruno Latour convoque de nouvelles images. Là une roche stratifiée, ici la vision d’un microscope électronique, et plus généralement des «cartographies potentielles», ces cartes en devenir mêlant vues artistiques, schémas, chiffres et graphes. Ces nouvelles scènes terrestres sauront enfin nous permettre d’atterrir, de comprendre que «nous ne sommes pas sur une planète, mais dans la zone critique»; ce terme désignant la fine pellicule du vivant enveloppant la planète. Soit. Mais faut-il pour autant, avant de sauter pieds joints à l’intérieur de cette nouvelle vision du terrestre, se débarrasser de «Blue Marble» et de ses épigones?

S’il faut convenir avec Bruno Latour que l’image de la Terre vue de l’espace n’a de loin pas réussi à unifier le monde, la moindre des choses serait de supposer que les nouvelles images, non plus du globe mais de la zone critique, pourraient être confrontées à terme aux mêmes difficultés. Surtout qu’au contraire des photographies de la Terre vue de l’espace, celles-là exigent d’adopter le point de vue de leur auteur sans en connaître les codes. Si tout le monde a déjà pris une photographie, loin s’en faut que tout le monde ait déjà dessiné une carte. Sans compter que la cartographie n’est pas la photographie. Si vous savez regarder, cela ne veut pas dire que vous savez cartographier. Ces cartes sont très belles, dramatisent la situation, lui donnent forme mais jamais il ne sera possible de se défaire de l’expertise de celle ou celui qui les a réalisées. De ces difficultés, Bruno Latour ne veut parler, et c’est en cela qu’il est instructif de le lire pour en savoir plus. Et puis à trop dénigrer une chose, ne nous force-t-il pas à venir y regarder de plus près?

Il faut également le lire pour ce conseil, donné à la sauvette: «Chaque fois que vous entendez quelqu’un parler du globe, demandez-vous d’où le globe est vu, à partir de quel espace exigu, sur quel petit écran, dans quel petit endroit confiné et bruyant.»

Il y a exactement cinquante ans, le mardi 5 décembre 1972, un ingénieur-photo de la Nasa déposait dans les compartiments du module «America» de la mission Apollo 17 une bonne vingtaine de rouleaux de film 70 mm (onze en noir et blanc, douze en couleurs), ainsi que plusieurs appareils Hasselblad prêts à l’emploi. Moins de deux jours plus tard, cinq heures après le départ, à environ 26 000 km de la Terre, Ronald E. Evans, un des trois astronautes, allait tirer le portrait de notre globe à trois reprises. C’est de cette série (les photographies 22726-22728) que, trois semaines plus tard, quelques jours à peine après l’amerrissage de la cabine dans le Pacifique sud, allait être extraite Blue Marble.

Parce que l’appareil portait à ce moment précis du vol un objectif 80 mm, l’astronaute savait qu’une fois sorti de la solution chimique, la diapositive de 6×6 cm n’allait manquer de reproduire exactement la vision qu’il avait eue de la Terre à travers le hublot de la cabine.

Dans les 6 m3 de celle-ci, qu’il s’apprêtait à partager douze jours durant avec ses comparses Schmitt et Cernan, Evans savait également qu’il lui faudrait prendre des photos dans le prolongement de son regard, sans viseur, d’où le risque d’une «visée» légèrement hésitante. Sans surprise, la Terre finalement saisie par l’appareil apparaîtra légèrement vers la droite et vers le bas de l’image.

Tel semble le prix à payer lorsqu’aucun écran ne vient s’interposer entre la vision de l’astronaute et la photographie prise. Ce léger décalage est d’autant plus significatif lorsqu’on sait combien pour lui il importe de réaliser une photographie de la Terre aussi parfaite que possible, la montrant comme lui-même la perçoit, à la fois si proche et si lointaine.

A la fois ici et là-bas

Avec le recul, reconnaissons que c’est ce «défaut» qui rend cette photographie si précieuse. N’est-ce pas la meilleure façon de nous mettre à la place de l’astronaute, vivant comme lui à la fois ici et là-bas? Ici sur Terre, où toute son attention se porte, et là-bas, tenant l’appareil dans l’axe de son regard. Et gardons à l’esprit que l’astronaute en route pour la Lune n’a paradoxalement qu’une chose en tête, la Terre. Cela dit beaucoup de lui. Cela dit beaucoup de nous 4>  A cette distance, la Terre ne dit quant à elle rien de nous. Günther Anders forge le mot «terranéité» pour décrire cette situation. Cf. Vue de la Lune: réflexions sur les vols spatiaux, Héros-Limite, 2022.

Notes[+]

Géographe, écrivain et enseignant.

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