Le mot du traducteur – Christian Viredaz

Christian Viredaz a découvert avec Rina Pugno la «voix d’un autre temps», à la fois proche et lointaine, considérée au tournant du XXe siècle comme la plus prometteuse de la poésie suisse italienne. Traduire sa poésie est un exercice d’équilibre.
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Christian Viredaz DR

Quand, il y a une trentaine d’années, j’ai commencé à travailler à une grande anthologie de la poésie de Suisse italienne – que j’espère achever avant qu’il soit trop tard et qui devrait couvrir un siècle et demi, de 1875 à 2025… – j’ai eu le bonheur de dénicher à la Bibliothèque cantonale de Lugano un petit volume de 175 pages intitulé Intime voci, paru à Milan en 1900, d’une poétesse dont je n’avais encore jamais entendu parler et dont la préface m’apprenait qu’elle était décédée quelques mois plus tôt, bien trop jeune.

L’un de ces poèmes en particulier, deux en fait, un diptyque intitulé «Syracuse», avec deux sonnets opposant l’éclat de la lumière brillant sur les tombes païennes, vides aujourd’hui et où la vie désormais triomphe, à l’oppressante obscurité enveloppant les tombes chrétiennes enfouies dans les catacombes, m’avait frappé par l’audace de cette mise en parallèle, la modernité du regard et l’éclat d’une voix poétique alliant maîtrise technique et immédiateté du sentiment.

Ce n’est que ce printemps que, rouvrant ce volume, mes yeux sont aussitôt tombés sur une épigraphe qui alors n’avait pas retenu mon attention: I fratelli hanno ucciso i fratelli! (Les frères ont tué les frères), en tête du poème «Giorni di dolore» écrit à chaud, en mai 1898, au lendemain du Massacre de Milan, quand, pour mater les manifestants protestant contre la cherté des produits alimentaires, le gouvernement avait déclaré l’état de siège et chargé le général Bava Beccaris de faire revenir l’ordre, celui-ci recourant au canon pour réduire le peuple au silence. Comment ne pas penser alors à la guerre fratricide qui fait rage aujourd’hui, tout près de nous, aux marches de l’Europe?

Un peu plus tard, ne sachant rien encore de Rina Pugno Viglezio-Vanoni, j’ai repéré dans le catalogue de la Bibliothèque nationale une unique publication à son propos, le texte d’une conférence prononcée en mars 1935 par la Prof. Myriam Cattaneo à la Società Letteraria di Lugano, qui m’a appris que cette autrice depuis trop longtemps tombée dans l’oubli avait été saluée à l’époque comme la plus prometteuse des voix nouvelles de la poésie suisse italienne, et accueillie par Francesco Chiesa et Angelo Nessi dans leur éphémère Piccola Rivista Ticinese (qui n’a duré que deux ans, 1899-1900), au point que le Tempo milanais avait pu affirmer qu’avec ces deux auteurs, elle formait «la triade géniale de la poésie tessinoise».

Ce texte m’a aussi appris que Rina Pugno était décédée en février 1900, à seulement 23 ans, d’une grippe fulgurante – l’épidémie sévère qui sévissait alors ne pouvant aujourd’hui qu’évoquer la pandémie qui nous a toutes et tous marqués et qui est partie pour durer… Traduire aujourd’hui ces poèmes, qui oscillent entre un classicisme désuet et une modernité naissante, représente une fois de plus un exercice d’équilibrisme: comment garder le parfum tantôt quelque peu suranné, tantôt d’une actualité intemporelle, de ces vers, sans tomber dans une modernisation excessive, mais sans non plus en faire disparaître la substance intime sous la lourdeur d’un français trop fidèle à un italien daté?

Le résultat sera forcément approximatif. Mais la conférence de la Prof. Cattaneo m’a aussi appris que ce n’est que sur l’insistance de ses proches que Rina Pugno s’était attelée à une sélection sévère de ses poèmes, publiés dans divers journaux et revues ou encore inédits, et qu’elle n’avait pas fini de les remanier et de les ordonner quand le virus a eu raison d’elle. Nous ne saurons donc jamais comment son recueil se serait présenté si elle avait pu y mettre la dernière main; il me paraît néanmoins qu’elle mérite aujourd’hui d’être tirée de l’oubli, et que sa voix puisse encore être entendue – avant que, dans le scénario du pire, nous ne disparaissions tous…

Christian Viredaz

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