Vers une souveraineté manufacturière?
Dans son nouveau Plan directeur communal en cours d’élaboration, la Ville de Genève a décidé de prendre à bras le corps la question de la «ville productive». A savoir l’idée qu’il est nécessaire de reconsidérer la place accordée dans nos villes aux activités manufacturières, artisanales et industrielles. On part pourtant de loin puisque, à l’échelle du canton, la part du secteur secondaire en termes d’emploi est passée de 45% en 1920 à 14% en 2020 (6% en Ville de Genève). Dans les années 1960, comme le rappelle le spécialiste du patrimoine industriel Benedict Frommel, on produisait encore, jusqu’au cœur de la ville, des chaussures, du tabac, de l’électrotechnique, de l’ameublement, etc. Des biens manufacturés que l’on importe aujourd’hui des quatre coins du monde. Une question émerge alors: est-il possible désormais de reconstituer, comme pour les produits agricoles, des circuits courts d’approvisionnement manufacturier?
Par analogie avec l’idée de «souveraineté alimentaire», on peut parler ici de «souveraineté manufacturière». Que recouvre ce terme? Pour le mouvement paysan international Via Campesina, la souveraineté alimentaire est «le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires». La souveraineté dont il est question ici n’est pas un idéal guerrier et excluant, mais un enjeu démocratique qui interroge notre place au sein du monde. Dans cette perspective, le défi d’une «souveraineté manufacturière» nous invite à renforcer notre capacité collective à définir nos systèmes de production et de consommation des biens «manufacturés», c’est-à-dire l’ensemble des biens qui résultent d’une activité humaine de transformation de la matière première.
Il ne s’agit pas de chercher une utopique autarcie industrielle mais de défendre l’idée que, face à la crise climatique et capitaliste, il est essentiel de s’interroger sur notre capacité à produire les biens de consommation du quotidien. Quels sont les biens manufacturés que l’on peut produire, assembler, réparer dans la région? A quelles conditions en termes d’emplois, d’équipements, d’espaces et de mobilité?
Le défi démocratique de la souveraineté manufacturière soulève des questions essentielles concernant le développement de nos villes. Il faut sortir des anciens systèmes de zonage pour forger de nouveaux voisinages entre nos espaces de vie et de production (tertiaire, secondaire et primaire). Il ne s’agit pas seulement de faire entrer dans le domicile des activités tertiaires (bureau) ou multiplier les «coworking». Il faut faire place à des serrureries, des menuiseries, des fromageries, des usines à vélo, des céramistes, etc.
Comment dès lors redonner une place aux activités secondaires alors même qu’elles sont chassées des villes, comme l’illustre le projet d’effacement du plus grand secteur secondaire de Genève – le PAV – au profit de l’habitat et du tertiaire? Préserver les zones industrielles et artisanales n’est pas suffisant, il faut les étendre et les rendre plus diffuses en recolonisant la ville par des activités manufacturières. Pour cela, il faut des locaux adéquats et abordables. A cet égard, les coopératives d’habitation offrent de plus en plus d’espaces productifs, à l’instar de la Codha qui abrite désormais un fromager aux Vergers (Meyrin).
Mais la souveraineté manufacturière ne peut pas reposer uniquement sur des initiatives isolées. Elle réclame une politique sociale de l’espace d’activité capable d’assurer une offre pérenne d’espaces abordables et insérés dans la trame urbaine. Une politique qui demande un rôle actif de l’Etat, en particulier pour sortir des réflexes du «tabula rasa» et préserver le patrimoine industriel et commercial ordinaire, tout en le transformant en de nouveaux espaces mixtes de travail et de logement. Il en va de nouveaux modèles de densification nécessaires pour une véritable transition écologique.
S’il est vrai que certaines activités ne peuvent toujours pas prendre place au plus près de la vie quotidienne, la production manufacturière évolue fortement (moins polluante, moins bruyante, circulaire). A vrai dire, c’est désormais l’entier de nos conceptions et formes de travail qui se réinventent. Une politique de souveraineté manufacturière doit permettre de sortir des préjugés et des montages hérités du XXe siècle pour offrir les conditions cadres des nouveaux voisinages – en termes d’espaces, de conditions de travail, de rapport au vivant ou encore de mobilité.
Luca Pattaroni est sociologue, LaSUR EPFL.