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Salut Michel…

Nous publions le texte lu aux funérailles de Michel Bühler, le 16 novembre au Temple de Sainte-Croix, par son ami Nago Humbert.
Salut Michel…
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Hommage

J’ai appris ton départ… – départ, quel mot ridicule… en général quand il y a un départ, il y a un retour… – alors que j’étais dans un l’hôpital au Congo. J’ai alors expérimenté la sidération, le gel du cerveau, et puis une immense tristesse, je me suis senti pétrifié, perdu si loin de Ste-Croix, et j’ai alors réalisé combien la distance perturbe la tragique réalité de cet événement en brouillant le message de l’annonce de cette triste nouvelle!!! Mais non, voyons, Michel n’est pas mort. Irréel et trop cruel. Puis sont arrivés sur mon téléphone grâce aux aléas de la wifi congolaise des messages qui rendaient le drame authentique. Et, depuis une semaine, je tente d’écrire quelques mots intelligents sur cet ami généreux, pudique, humble et tellement sensible à l’injustice humaine. Il est rare que les hommages concordent avec la réalité de la personnalité qui vient de décéder. Beaucoup de crapules sont devenues des anges par le simple miracle de leur mort.

Pour toi, Michel, c’est tout le contraire, les éloges concordent avec la cohérence des valeurs que tu as défendues toute ton existence par tes luttes pour les oubliés de nos sociétés. Tu es un exemple de générosité et ce que j’appelle la gratuité du geste, une denrée de plus en plus rare dans notre société basée sur le profit. En les lisant, j’ai réalisé la chance que j’ai eue… (navré, je n’y arrive pas) que j’ai, de faire partie de tes amis. Merci Michel.

Tu n’es pas simplement une belle voix qui interprète tes textes magnifiques qui rythment mon existence depuis un demi-siècle. Tu es leur voix: immigrés, Palestiniens et tous ceux «qui ne sont rien» comme les nomme, avec élégance, le locataire de l’Elysée. Dans cette période de l’immédiateté et du «jeté après emploi», y compris les idées quand elles ne sont plus à la mode, outre la cohérence, une de tes grandes qualités humaines reste pour moi la fidélité. Non seulement aux causes que tu as défendues, mais en ce qui me concerne, à notre amitié. Tu as toujours répondu présent lorsque je te demandais de m’accompagner dans des aventures improbables. A la fondation de Médecins du Monde, tu étais présent avec Léon et Richard Desjardins dans la salle communale de Cortaillod, puis pour fêter les dix ans de l’association.

Michel, tu créais des ponts entre les humains. Alors que je m’apprêtais à partir pour la première fois travailler en Palestine, tu m’as demandé de transmettre ton roman La parole volée à un de tes amis à Jérusalem. D’abord méfiant, cet ami m’a donné rendez-vous à la porte de Jaffa, puis lorsque je lui ai dit que j’avais un cadeau de la part de Michel Bühler, ses bras se sont ouverts et nous sommes devenus des amis. Il s’appelait Albert Aghazarian.

Et puis, il y a eu nos multiples rencontres à Montréal, parfois avec Sarclo, Yvette Théraulaz et ton frère Henri et ce souper mémorable avec Gilles Vignault. Un autre pont, tu reliais par notre amitié mes deux pays, la Suisse et le Québec. Oui, le Québec est un pays. Michel tu étais… pardon tu es… un lien d’humanité. Puis il y a eu la Covid, la quarantaine, l’immobilité, qui nous ont, paradoxalement, rapprochés. On s’appelait une à deux fois par semaine pour prendre de nos nouvelles alors que nous vivions la même situation avec nos compagnes, l’une à Paris, l’autre à Montréal. On s’inquiétait l’un de l’autre. On ne s’inquiète jamais assez des autres. Et de nos conversations a surgi tout à coup, pour répondre à la phrase ridicule d’un président français, déclarant qu’on était en guerre, l’idée du manifeste pour un autre monde après la pandémie, prenant exemple sur le programme de la résistance de 1945.

Encore une aventure sans moyens mais avec des personnalités qui ont adhéré à notre idée, qui nous ont suivies. Encore une fois des liens, des ponts relationnels. Même si la résonance de notre manifeste ambitieux (on pensait que les politiques allaient s’en inspirer pour réfléchir à une nouvelle société) a été relativement faible, nous étions fiers de l’avoir tenté. Même si le constat que la réponse à la question que nous avons écrite dans notre introduction: «Revenir à l’organisation qui prévalait avant la pandémie serait irresponsable et suicidaire; aurions-nous rien compris, rien n’appris?» est plus que décevant, puisque notre société, cette machine à consommer et à exploiter les êtres humains comme la nature, est repartie de plus belle.

Et puis, de façon plus personnelle, un jour tu m’as demandé mon avis sur une chanson que tu avais écrite pour Nanou. Tu m’as fait écouter une des plus belles chansons d’amour, L’Attente. Heureusement le téléphone a cet avantage qu’on ne voit pas les larmes couler.

Michel, comme j’aime monter à Ste-Croix où votre accueil est toujours chaleureux – bon, c’est un peu normal, puisque le précédent propriétaire était l’Armée du salut. Devant un verre de vin, il y a eu des rires et des indignations; bon, c’est vrai que de nous trois, tu n’étais pas le plus bavard. Mais sur ton visage on pouvait lire beaucoup de choses, surtout beaucoup de tendresse. Et il y avait cette plaisanterie récurrente qui nous faisait rire à chaque fois. Sur la porte des toilettes il y a une magnifique affiche «Visit Palestine». Et quand on était à l’intérieur et que tu frappais à la porte, on répondait: «C’est occupé».

Bon… on fait quoi maintenant? Le travail de deuil? Une invention de psy ou de médecins pour se déculpabiliser de leur impuissance à soulager la souffrance qu’ils n’arrivent pas à comprendre. Je n’ai pas envie de faire ton deuil. Comme dit Brel: «On n’oublie rien, on s’habitue c’est tout.» Et encore… Il nous reste à apprivoiser ton absence physique, tu es tellement présent et tu le seras pour moi le reste de mon existence.

Merde Bubu… tu es tellement pudique que tu as profité discrètement que je sois en Afrique pour tirer ta révérence comme tu le faisais sur scène avec l’humilité qui te caractérisait. Je perds un ami, mais la Suisse perd une conscience, elle qui en manque tant.

Michel, juste un petit rappel, je sais que tu détestais cela, pour nous, pour Anne…

Ne fermez pas les rideaux… Régisseur, n’éteignez pas les projecteurs, pour Agenor, Marie-Claire, Jeanne, Gina, Sam, Djamel, Jean Junod, Nanou, on est tous là.

Et merde ce que je suis triste…

Et comme on dit au Congo, Michel: «On est ensemble.»

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