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L’orthographe, instrument de pouvoir

Tout à tour moyen d’oppression et outil d’émancipation selon qui l’utilise, la langue est au cœur de nombreux conflits politiques. Dans le dernier numéro de Pages de gauche, qui consacre un dossier au sujet, Cora Antonioli se penche sur les bases historiques des réformes de l’orthographe française et sur les forces qui s’y sont opposées. Présentation.
L’orthographe, instrument de pouvoir 1
Cora Antonioli: «L’orthographe n’a pas tellement changé, notamment en raison du fait que c’est l’élite qui en a défini et rigidifié les codes.» La Grande Salle des séances de l’Institut de France, où siège l’Académie française. CHATSAM/ WIKI COMMONS/CC-BY-3.0
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Totalement libre au Moyen-Age, le code écrit de la langue – ou des langues – française a été modifié à de nombreuses reprises au fil des siècles. Ce n’est que depuis moins de deux siècles, avec l’apparition de la 6e édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1835, et la généralisation de l’enseignement primaire qu’il s’est rigidifié jusqu’à (presque) se figer.

Si l’orthographe devient à ce moment-là un réel critère de sélection, les prémisses d’un choix conscient pour une graphie distinguant une élite de la masse populaire se lit déjà dans les déclarations de certains membres de l’Académie française, fondée en 1635 par Richelieu: «La compagnie (Académie) déclare qu’elle désire suiure (suivre) l’ancienne orthographe qui distingue les gents de lettres d’auec (avec) les jgnorants (ignorants) et les simples femmes.» (Mezeray, 1673).

C’est ainsi que dès le départ de sa création, une partie des membres de l’Académie se positionne pour une orthographe érudite, comprenant en particulier des emprunts au latin et au grec.

Néanmoins, dans les années qui suivront, les tentatives de simplification – dont plusieurs aboutissent – ne sont pas rares, y compris parmi les propres membres de l’Académie comme Pierre Corneille ou Voltaire.

Ainsi, en 1771, ce dernier écrit: «L’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, mieux elle est.» Si sa demande d’introduire la graphie ai pour oi n’est entendue que bien plus tard, en 1835, c’est à ce moment-là aussi que les lettres dites grecques, pourtant réduites au XVIIIe siècle, sont réintroduites dans la 6eédition du Dictionnaire de l’Académie.

On devra désormais écrire: anthropophage, diphthongue, rhythme… Cette édition signe aussi un tournant dans l’importance attribuée à l’Académie qui devient alors la référence, pour les imprimeurs en particulier, du français écrit.

Echecs successifs des tentatives de simplification

A partir de là, et malgré la création de groupes ou associations aux inspirations progressistes, notamment en Suisse ou en Belgique ainsi que des propositions basées sur des connaissances plus scientifiques (phonétique, histoire de la langue), toutes les tentatives sérieuses de rendre l’orthographe plus phonétique et de réduire ses inconséquences échoueront.

L’Académie brillera à chaque fois au mieux par son indifférence, au pire par des oppositions franches. Citons, parmi ces tentatives, celles de la simplification des lettres étymologiques, des consonnes doubles, des noms composés, la suppression de la lettre t prononcée /s/ et remplacée par s, ainsi que la suppression de la lettre x finale et son remplacement par s, la remise, en 1890, d’une pétition signée par plus de 7000 personnes et ignorée par l’Académie, qui demande une «simplification de l’orthographe» et notamment la suppression d’accents muets (où, là, gîte, qu’il fût) et d’autres signes muets (rythme, fils, faon), le dédoublement et la substitution d’une lettre à deux (honneur, photo), la question de l’uniformité (dixième, dizaine, genoux, fous) ou encore, dans les mêmes années, la Revue de philologie française qui défend une simplification des règles de l’accord du participe passé ainsi que le rôle d’initiateurs des philologues et grammairiens dans les réformes.

Le XXe siècle ne connaît pas tellement plus de succès: des propositions de rectifications sont transmises en 1972 par le ministre de l’Instruction publique de l’époque, Joseph Fontanet, à l’Académie qui, près de quinze ans plus tard entérine une petite partie d’entre elles pour finalement les invalider l’année suivante.

C’est en juin 1990 seulement que les «modifications orthographiques» seront reprises et intégrées dans une liste de changements de l’orthographe plus longue. Fruit d’une démarche entamée en 1989 par le Premier ministre Michel Rocard, celui-ci mandate la rédaction de propositions concernant le trait d’union, le pluriel des mots composés, le circonflexe, le participe passé des verbes pronominaux et d’«autres anomalies».

Mais au final, la (petite) montagne aura accouché d’une souris. En décembre 1990, les rectifications sont publiées dans les Documents administratifs du Journal officiel. S’ensuit une déferlante d’articles dans les journaux, en particulier dans Le Figaro, et des interventions politiques (François Bayrou en tête) dénonçant un nivellement par le bas, un refus de l’effort, une atteinte à la beauté de la langue, une perte de LA langue française, de son histoire et de l’identité française…

L’Académie française, quant à elle, choisit de ne pas prendre position, en exprimant son souhait «que ces simplifications et unifications soient soumises à l’épreuve du temps». Les éditeurs Larousse, Hachette et Le Robert lui emboîtent le pas en décidant de ne pas entériner les rectifications, mais de ne les faire paraître qu’à titre informatif en appendice.

Au final, 2400 mots seront rectifiés (Le Grand Robert contient 90’000 mots)… Ou plutôt pourront être orthographiés par celles et ceux qui le souhaitent de manière rectifiée. En Belgique, par contre, ces rectifications sont devenues depuis obligatoires, quant à la Suisse, et ceci malgré des réactions tout aussi réactionnaires de la droite et d’une certaine presse, ainsi que la complicité d’une mollesse certaine de la gauche, elles seront intégrées aux moyens d’enseignement romands dès 2023, sans pour autant avoir une valeur prescriptive.

L’orthographe et l’usage: une vaste blague

Lorsque la droite n’invoque pas l’épouvantail du nivellement par le bas et cherche à convaincre en utilisant des arguments moins ouvertement dirigés contre la population qui subit sa politique, elle tente d’en appeler à la liberté de chacun·e voire à la primauté du choix de la population contre les institutions.

Ainsi s’indignait Michel Tournier, suite à la «réforme» de 1990 dans Le Figaro face à la volonté politique de «commander l’usage»: «Personne en France n’est habilité à commander l’usage, ni le président de la République, ni l’Académie française. Comment peut-on donner des ordres à l’usage? L’orthographe s’est modifiée au fil des siècles, son histoire le prouve.»

Non seulement, nous venons de voir que cette orthographe n’a pas tellement changé, mais constatons aussi que c’est notamment en raison du fait que c’est l’élite qui en a défini et rigidifié les codes. Aux côtés de l’Académie française, créée par le politique, c’est une élite d’intellectuel·les, d’écrivain·es, et autres professeur·es d’université, souvent déphasé·es de la langue qui se parle, de la langue qui vit, qui évolue, qui fait des choix – souvent celui de ne rien changer.

L’école, puis l’administration, la presse, les éditeurs·rices permettent de mettre en place ces normes, de les imposer, de les légitimer complètement. Invoquer la force de l’usage relève donc d’une imposture: quasiment aucun dictionnaire de langue française ne fonde son travail – et dans tous les cas pas ceux qui jouissent d’une reconnaissance institutionnelle et publique large – sur un échantillonnage réel de la langue, des langues qu’utilise la population.

Alors, tandis que la langue bouge, évolue, s’enrichit de diverses influences, l’orthographe s’enlise. Simplifier réellement l’orthographe ne changerait pourtant pas la langue; par contre, tandis que les complications de l’orthographe sont maintenues, l’écart entre celle-ci et la langue d’usage augmente et avec lui les difficultés pour celle ou celui qui doit maîtriser des conventions orthographiques qui ne suivent plus leur temps.

Doit-on accepter cela comme une fatalité? Doit-on accepter et soutenir que l’orthographe soit un tel marqueur social et que l’école s’en fasse le plus puissant relais? Ne devrait-elle pas plutôt tenter de faire de l’orthographe une composante de la langue comme une autre, une composante au service de la langue, plutôt que d’en faire l’un des centres de son enseignement et un violent facteur discriminatoire?

Autocritique linguistique

Cet article se plie aux règles de l’orthographe dont l’arbitraire ainsi que le rôle délétère et discriminatoire sont dénoncés. Son autrice a en effet l’avantage, en termes de positionnement social, d’avoir bénéficié d’une formation dite classique et d’être devenue enseignante (de français) de surcroît. J’appartiens donc pleinement au cercle des possédant·es qui non seulement n’ont pas à subir de mises à l’écart en raison d’une maîtrise «déficiente» de cet outil, mais qui participent aussi à cette sélection par son usage et l’imposition de ses règles. CAI

Ce texte est paru dans Pages de gauche no 185, automne 2022, dossier «La langue, entre oppression et émancipation», pagesdegauche.ch.

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