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Quand on doutait de la Grande Guerre

A la veille de la Première Guerre mondiale, l’opinion publique internationale croyait impossible l’avènement d’un conflit généralisé, malgré la course germano-britannique aux armes navales. «L’Angleterre hier, les Etats-Unis aujourd’hui, ont-ils contribué à engager d’autres alliés européens dans un jeu non maîtrisé?», questionne l’historien Jérôme Gygax.
Quand on doutait de la Grande Guerre
Des soldats anglais de la Royal Marine Artillery sont assis sur un canon sur rail à Woesten, en Belgique (Bataille de Langemarck, 23 août 1917). IMPERIAL WAR MUSEUM/KEYSTONE
Histoire 

L’évolution du conflit actuel en Ukraine, selon les phases récentes de son aggravation, semble démontrer de quelle façon les stratèges les plus avisés, les chancelleries et leurs cortèges d’experts, accompagnés et soutenus par leurs opinions publiques, sont incapables de prévoir et d’anticiper les conséquences de l’engrenage guerrier, avec son cortège de souffrances et de pénuries en premier lieu pour les populations civiles exposées. Alors que l’Europe semble paralysée, qu’elle subit de plein fouet les effets collatéraux de cette guerre et que le pire semble à venir, il vaut la peine d’expliquer de quelle façon, il y a près d’un siècle, à quelques mois seulement de l’éclatement du premier conflit mondial (1914-18), l’opinion publique internationale avait acquis, bien à tort, la certitude que toute guerre était dorénavant impossible, avant que ces mêmes croyances et illusions ne soient détruites par la réalité des faits. Cet épisode porte avec lui un autre enseignement quant aux circonstances même de la Première Guerre mondiale, dont les raisons puisent, à en croire certaines recherches récentes, autant dans les facteurs traditionnels que dans la revendication assumée d’une puissance hégémonique à imposer sa doctrine de suprématie militaire et navale, en niant le partage du pouvoir. Ce que les politologues connaissent comme un facteur essentiel de volatilité géopolitique – le différentiel de puissance. L’Angleterre hier, les Etats-Unis aujourd’hui ont-ils contribué à engager les autres Etats partenaires et alliés européens dans un jeu dont ils ne maîtrisent pas l’issue?

C’est à un petit ouvrage de Norman Angell, intitulé La Grande Illusion (1910), devenu un best-seller à l’époque, que l’on doit, à la veille de la Première Guerre mondiale, la démonstration de l’impossibilité d’un conflit armé entre nations industrialisées et civilisées 1>Norman Angell, La Grande Illusion, Paris, Collection Nelson, 1910, pp.46-47 et 330.. Salué à l’époque par la critique internationale et la presse anglo-saxonne en particulier, ce livre ne se contentait pas d’exposer cette thèse iréniste de façon quelque peu contre-intuitive, alors que les dépenses militaires étaient en hausse et que l’on se défiait avec les marines de guerre un peu partout sur le globe. A l’intérieur de ces pages, l’auteur avait l’audace de dénoncer l’hypocrisie britannique qui, avec sa doctrine de la maîtrise des mers, entendait garantir sa prédominance mondiale en privant ses rivales des droits identiques. Un «syndrome de l’hégémon» faisant écho, à des années d’intervalle, à la manière dont les Etats-Unis, une fois la «guerre froide» officiellement terminée en 1991, s’étaient à leur tour embarqués dans un déni systématique des prétentions rivales, chinoises ou russes, sur leurs frontières. Comme le soulignait le célèbre politologue Noam Chomsky: «Il n’en fallut pas plus à de nombreux commentateurs durant la crise du Golfe – en 1991 – pour ajouter que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne étaient maintenant libres d’utiliser des forces illimitées contre leur ennemi du tiers monde, vu qu’ils n’étaient désormais plus inhibés par la dissuasion (nucléaire) soviétique.»2>Noam Chomsky, Les dessous de la politique de l’Oncle Sam, EPO, Québec, 1996, p.91, titre original: What Uncle Sam really wants (1992).

Parmi les compliments attribués au livre d’Angell en 1910, se trouvait le commentaire d’un professeur allemand, Karl von Bar, qui félicitait l’auteur anglais en ces termes: «Je suis particulièrement d’accord avec l’auteur sur deux points: Premièrement que, dans l’état présent de l’organisation sociale, la tentative par une nation de détruire le commerce ou l’industrie d’une autre nation coûte au vainqueur plus qu’au vaincu; et deuxièmement, que la force physique est, dans les affaires humaines, un facteur qui va constamment en s’affaiblissant. La génération nouvelle, concluait-il, paraît s’en rendre compte de plus en plus.» La suite des événements, on le sait, se chargea de démentir cette analyse et montra combien la «conviction» avait fini par gagner le plus grand nombre, individus et collectivités conquis par la ferveur patriotique et les discours martiaux.

Il y a près d’un siècle, c’est bien d’abord vers la Russie, avant l’Allemagne, que se tournaient les regards et les préoccupations des impérialistes de l’armée et de la marine anglaises, avec Winston Churchill nommé en 1911 premier Lord de l’Amirauté (ministre de la Marine). L’Angleterre, au faîte de sa gloire, régnait alors sur un empire allant de l’Inde aux Antilles, en passant par l’Afrique du Sud et le Moyen-Orient, et entreprenait tout ce qui était en son pouvoir pour entraver ses rivales, au risque de précipiter une guerre mondiale.3>Bien que l’historiographie traditionnelle minimise ce fait et attribue une responsabilité prépondérante à l’Allemagne.

La «politique de bouledogue»

Comme l’a fort bien montré plus récemment l’historien Peter Frankopan, face à la montée de signes alarmants d’un essoufflement de son hégémonie, Londres avait engagé aux marges et aux frontières russes des initiatives secrètes de déstabilisation aux conséquences stratégiques, militaires et diplomatiques potentiellement désastreuses: «(Londres) avait accepté, selon P. Frankopan, des enjeux de plus en plus hauts, (…) si bien qu’à l’horizon 1914, ils (ces enjeux) avaient atteint le point où le sort de l’empire lui-même reposait sur l’issue de la guerre européenne.4>Peter Frankopan, «La route de la crise», chap. 15, dans Les Routes de la soie, l’histoire du cœur du monde, Paris, Flammarion, 2015, pp. 417-418. Les tensions à l’époque étaient, selon l’historien anglais, dues aux velléités de contrôle sur l’Asie couvant depuis des décennies: «La tentative désespérée de l’Angleterre d’empêcher l’extension de l’ombre russe contribua massivement à précipiter le monde dans la guerre.»5>Ibid. L’Angleterre avait ainsi conçu un «plan» afin de protéger son empire des Indes en alimentant par tous les canaux possibles, y compris par le financement des mouvements armés, l’imam Chamyl (1834-1859) dans le Caucase du Nord afin de l’affaiblissement et la désagrégation possible de l’Empire des tsars. Selon la formule de Lord Palmerston, au plus fort des hostilités: «Le véritable et principal objet de la guerre était de réfréner l’ambition agressive de la Russie»; le ministre des Affaires étrangères était lui-même l’auteur de ce «plan organisé visant à démembrer la Russie, en confiant la maîtrise de la Crimée et du Caucase aux Ottomans». Heureusement pour les Anglais, l’Empire russe avait démontré son incapacité militaire à gagner contre les Japonais en 1905, ce qui plaçait soudain l’Allemagne en tête de liste des rivales de l’Angleterre sur mer.6>Les Etats-Unis, sous l’impulsion des milieux de la US Navy, entreprennent la construction de la «Great White Fleet» au service des leurs ambitions dans les Caraïbes et le Pacifique.

Au cœur du livre de Norman Angell se trouve ainsi la dénonciation plus large d’une logique et d’une mécanique guerrières dépassant leur temps. Il relève: «L’on admet assez généralement que la surenchère actuelle des armements en Europe – notamment celle qui met actuellement aux prises l’Angleterre et l’Allemagne – ne peut continuer indéfiniment sous sa forme présente. (…) En attendant, ni l’une ni l’autre ne veut céder, se rendant compte que celle qui cèderait se mettrait à la merci de l’autre, et c’est là une situation que ni l’une ni l’autre ne voudrait accepter. (…) Quand la Navy League (britannique) émet l’idée qu’une nation qui se respecte ne doit devoir sa sécurité qu’à elle-même, et non à la bonne volonté de l’étranger, elle pousse implicitement l’Allemagne à tout faire pour arriver à nous égaler; quand M. Churchill va encore plus loin et déclare qu’une nation est dans son droit en se faisant assez forte pour s’assurer la victoire, il énonce une doctrine qui conduirait directement à la guerre, si elle était adoptée par l’Allemagne. Mais M. Churchill répond d’avance à cela en disant que la suprématie sur mer serait un luxe pour les Allemands, alors qu’elle serait une nécessité impérieuse pour les Anglais.»7>7N. Angell, op. cit. pp. 46-47.

Une Europe aujourd’hui fragilisée

Selon Angell encore: «Il y a des gens de l’école de M. Churchill qui disent: le danger d’une agression allemande est si pressant qu’il nous faut, pour l’écarter, disposer d’une force prépondérante. (…) Si la doctrine communément acceptée est vraie, l’Angleterre ne demande à l’Allemagne rien de moins que le suicide. Pourquoi supposerions-nous que l’Allemagne y consentira jamais, qu’elle protégera moins courageusement que l’Angleterre son intérêt national et l’avenir de sa postérité, ou qu’elle sera moins fidèle que l’Angleterre à ses grands devoirs patriotiques? Le jour n’est-il pas passé où tout Anglais prétendait valoir trois étrangers? Et pourtant ce n’est qu’une prétention de ce genre qui pourrait justifier la politique des armements à outrance. (…) Et c’est à cette extrémité en effet que conduit la politique anglaise actuelle – cette politique de bouledogue qui consiste à accumuler armements sur armements sans songer qu’il existe une plus saine doctrine, et sans se soucier de la faire prévaloir en Europe.»8>8

Si l’historiographie de la Première Guerre mondiale continue à attribuer un poids prédominant à la responsabilité de l’empereur allemand dans le déclenchement du conflit, selon la controverse ouverte autour de la thèse de Fritz Fischer (1961), il n’en demeure pas moins que d’autres facteurs jouèrent pleinement, y compris la manière dont les opinions furent conduites à penser que la guerre était improbable et ce, dans tous les pays, à commencer par l’Angleterre.

Face à l’escalade aujourd’hui tangible et alors que les Européen·nes se trouvent placé·es devant un processus d’annexation politique des provinces du sud-est de l’Ukraine par des référendums commandités et contrôlés depuis Moscou, des signaux s’accumulent pour montrer la détérioration possible sur le terrain. Aujourd’hui comme autrefois, les partisans de l’usage de la force pour éteindre la force, de l’usage de la violence contre la violence, semblent prévaloir et se fonder sur les velléités des Etats-Unis et de ses alliés de l’OTAN de faire triompher leur «bon droit» sur ceux de l’adversaire.

La guerre en Ukraine s’inscrit dans une histoire longue, qui a vu l’Europe se suicider puis se reconstruire et se transformer. Il n’en faut pas beaucoup plus pour que cet intervalle d’à peine un siècle ne se referme comme il a commencé, en mettant en suspend toutes les perspectives et les espoirs liés au renforcement et à l’approfondissement des leçons de ces deux conflits mondiaux. Contrairement aux apparences, la guerre actuelle ne renforce pas la solidarité d’une Europe engoncée dans ses alliances du passé, encore moins qu’elle ne signale une audace et une vision en-dehors de la tutelle de l’OTAN. Bien au contraire, cette guerre ravive et expose les fractures et les fragilités des Etats de l’Union, incapables d’en adresser les incidences, cascades d’effets générés par les sanctions et contre-mesures propres de tous conflits modernes. Seuls les Etats-Unis qui pratiquent un keynésianisme militaire forcené en livrant des armes à tout-va auront, comme ils l’ont eue lors des deux précédents conflits, l’opportunité de sortir économiquement la tête de la mêlée. Tel que le relevait Norman Angell en son temps: «Ce ne sont pas les faits eux-mêmes, mais l’opinion qu’on a de ces faits qui importe; en effet la conduite des hommes n’est réglée ni sur les faits réels, ni sur les conclusions qui en découlent, mais sur ce qu’ils croient être des faits, ou sur les conclusions qu’ils croient en voir découler.»9>Ibid. pp. 330-331. C’est à ce prix aujourd’hui que nous semblons incapables collectivement de formuler les solutions alternatives de négociation, et non de guerre, en mesure d’enrayer la marche aveugle vers l’abîme.

* Jérôme Gygax est historien et docteur en relations internationales, chercheur associé à la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent.

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