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Libéralisation énergétique plus poussée en Europe qu’aux Etats-Unis?

«Il est difficile d’affirmer que les conséquences de la libéralisation du secteur énergétique se posent dans les mêmes termes chez nous qu’aux Etats-Unis», avance l’économiste Xavier Dupret. Du fait que ces derniers ont, contrairement au Vieux-Continent, considérablement réduit leur dépendance énergétique ces vingt dernières années. Eclairage.
Energie

L’augmentation vertigineuse des prix du gaz et de l’électricité pose naturellement question et conduit les analystes hétérodoxes à mettre sur le gril la libéralisation de l’énergie en Europe. Leurs contradicteurs font parfois valoir qu’elle ne peut, au contraire, être tenue pour responsable de nos actuels soucis puisque cette même politique de dérégulation causerait nettement moins de problèmes aux Etats-Unis. A y regarder de plus près, ce parallélisme s’avère quelque peu boiteux.

Dans la réalité historique, un marché naît rarement de la rencontre spontanée et miraculeuse entre une offre et une demande. Au contraire, l’émergence d’un marché résulte d’un processus complexe d’institutionnalisation et n’a donc rien de naturel. Par exemple, on peut, à la suite de Karl Polanyi, repérer qu’il a fallu un profond travail de mutation des lois et des systèmes culturels pour que le marché occupe une place centrale dans les sociétés occidentales à partir du XXe siècle puisque auparavant, le périmètre de l’échange marchand excluait trois domaines cruciaux pour l’accumulation du capital, à savoir la terre, le travail et la monnaie1>Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, (1944) 1983.. Cette clé de lecture institutionnaliste devrait nous conduire à penser que le marché de l’énergie est sans doute aujourd’hui davantage libéralisé en Europe qu’aux Etats-Unis.

En effet, outre-Atlantique, le marché intérieur de l’énergie se caractérise par une déconnexion croissante à l’égard de la production mondiale depuis plus d’une vingtaine d’années. Pour s’en convaincre, on scrutera les bases de données de la Banque mondiale relatives aux importations nettes d’énergies. Au début du siècle, les Etats-Unis importaient près de 30% de l’énergie qu’ils utilisaient. La généralisation des techniques de fracturation hydraulique, fortement encouragées, au demeurant, par le gouvernement, a permis de faire chuter ce niveau de dépendance en 2015 à 7% de l’énergie consommée2>Banque mondiale, «Importations d’énergie, nettes (% de l’utilisation d’énergie)», Etats-Unis, 2022.. Depuis, la tendance à l’autonomisation n’a cessé de se renforcer, au point que les Etats-Unis sont récemment devenus exportateurs nets d’énergie, une première depuis 19533>Agence internationale de l’Energie, «Annual Energy Outlook (with projections to 2050)», 2019..

Pour le dire familièrement, sur le marché de l’énergie aux Etats-Unis, les demandeurs et les offreurs sont tous américains. Telle n’est pas la situation du Vieux-Continent, incapable d’organiser un bouclage consommation-production sur son territoire et dont la dépendance au gaz russe a été singulièrement mise en évidence depuis quelques mois. Plus globalement, l’Union européenne dépend de l’extérieur pour 60,6% de sa consommation d’énergie4>Eurostat, «Annual data from 2017 to 2021» (calculs propres).. Or, les ressources énergétiques constituent à la fois des produits commerciaux et des matières premières à caractère géostratégique.

Dès lors, si l’un des grands exportateurs à destination de l’Europe juge bon de défendre ses intérêts nationaux en nous coupant le robinet de l’énergie, la dépendance européenne sautera rapidement aux yeux de tous les observateurs et la raréfaction de l’offre entraînera une augmentation des prix. Cette dernière se trouvera potentialisée du fait de la marchandisation des produits énergétiques inhérente à la libéralisation. En effet, la présence sur un marché structurellement tendu d’acteurs à visées très nettement spéculatives ne pourra, dans ces conditions, que contribuer à aggraver la situation. En raison cette fragilité structurelle, il est difficile d’affirmer que les conséquences de la libéralisation d’un secteur comme celui de l’énergie se posent dans les mêmes termes chez nous qu’aux Etats-Unis.

De surcroît, rien ne dit qu’il faut juger la politique de libéralisation aux Etats-Unis à l’aune de la profonde crise énergétique qui frappe en ce moment l’Europe. L’absence de choc d’offre prévisible à moyen terme aux Etats-Unis, vu l’autosuffisance énergétique de l’Oncle Sam, ne nous dit en rien que le prix de vente dont s’acquittent les consommateurs outre-Atlantique n’est pas déformé par la concentration du capital. C’est ainsi que des chercheurs américains ont récemment mis en évidence que la concentration du capital dans le secteur s’est traduite par une perte de bien-être pour les consommateurs de plus de 20%5>Bruno Pellegrino, «Product Differentiation and Oligopoly: a Network Approach», University of Maryland, 21 mars 2021, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3329688. Consulté le 20 mars 2022..

Peu importent, en fin de compte, les (inévitables) œillères idéologiques des uns et des autres.

Notes[+]

Xavier Dupret est chargé de cours en économie politique à l’Institut supérieur de formation sociale et de communication (ISFSC) de Bruxelles et économiste à la Fondation Joseph Jacquemotte (Bruxelles).

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