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Tout Tanner à (re)découvrir

Le cinéaste Alain Tanner est décédé dimanche à l’âge de 93 ans. Le Genevois a marqué l’histoire du cinéma suisse. Pour lui rendre hommage, Le Courrier offre l’accès à un article rédigé à l’occasion d’une rétrospective de la Cinémathèque suisse.
Tout Tanner à (re)découvrir
KEYSTONE
Cinéma suisse

Après cinquante ans derrière la caméra et une vingtaine de titres à sa filmographie, faut-il encore présenter Alain Tanner? Sans doute, parce qu’il est loin le temps où le Nouveau cinéma suisse rayonnait au-delà des frontières nationales. Qui sait, ou se souvient, que 2 millions de personnes aux quatre coins du monde ont vu La Salamandre et Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, que le cinéaste genevois a été sollicité par Francis Ford Coppola et Burt Lancaster, que nombre de ses films ont été sélectionnés à Cannes ou à Venise?

Itinéraire atypique

Il faut avouer que ses dernières fictions, comme bien des films d’auteur, ont fait un passage éclair dans les salles obscures et que la télévision diffuse rarement ses films – dont Tanner assure en revanche l’édition en DVD. Heureusement, du 1er mars au 30 avril, la Cinémathèque suisse propose, après sa consoeur française, la rétrospective quasi exhaustive d’une oeuvre achevée en 2004 avec le bien nommé Paul s’en va.

Du parcours d’Alain Tanner, on retient d’abord son expérience d’écrivain de bord dans la marine marchande, qui lui donne le goût du large, puis la découverte formatrice du Free Cinema à Londres, qui aiguise son appétit pour le septième art. A son retour au pays en 1960, le réalisateur en herbe travaille pour la télévision romande avant de conclure un accord de coproduction avec elle et ses camarades du Groupe des Cinq – dont Michel Soutter et Claude Goretta. Ainsi naît le Nouveau cinéma suisse, qui se distingue sur la scène internationale au début des années 1970. L’aide fédérale aux films de fiction, dont le cinéaste fut l’ardent défenseur, entre alors enfin en vigueur.

L’embellie sera toutefois de courte durée et seul Tanner continuera à tourner pour le grand écran avec une constance rare chez les cinéastes suisses. Le secret de son succès? Devenir son propre producteur, aller tourner à l’étranger et avoir eu la chance de «faire des films qui, culturellement, restent dans l’esprit des gens; et de temps en temps, des films qui font des sous sur le marché économique».1

Les années 1980 marquent néanmoins un tournant dans son oeuvre. Le joyeux pourfendeur du capitalisme perd l’envie de rire et de rêver d’un monde meilleur. La mélancolie l’emporte et l’auteur prend ses distances avec la politique pour se réfugier dans la poésie ou la sensualité avec sa complice Myriam Mézières. Ce n’est que dans ses derniers films qu’il renoue avec la veine de ses débuts.

Éthique du spectateur

Tout a été dit sur Tanner: son rapport à la Suisse («J’ai le passeport rouge à croix blanche, que l’on portait à l’étranger comme l’autre portait sa croix en bois») et à ses paysages idylliques (décor de carte postale «infilmable»), son éthique cinématographique inspirée par la distanciation brechtienne (ou pourquoi le plan-séquence est-il de gauche et le découpage de droite?), etc. Il a d’ailleurs reformulé cela à sa manière, cinglante ou malicieuse, dans le recueil de réflexions et d’anecdotes Ciné-Mélanges.

Mais s’il ne fallait retenir qu’une leçon de son cinéma, ce serait sans doute qu’il s’adresse au spectateur et pas au public. En d’autres termes – qui sont ceux du cinéaste dans son livre: «Le monde peut parfaitement se satisfaire de bons divertissements, on les acceptera tant qu’ils ne franchissent pas les limites trop vites atteintes de la bêtise et de la malhonnêteté. Mais cela ne suffit pas, on le sent bien (…) Il faut parler, il faut dire, et c’est à chacun de trouver ici son lieu et son mode de faire, au risque de n’être entendu que par une minorité.»

Le spectateur mérite donc le plus grand respect – voilà pourquoi Tanner vient quatre fois présenter ses films à la Cinémathèque suisse – et ce respect, il le rend bien au cinéaste: de nouvelles générations de cinéphiles se reconnaissent aujourd’hui dans la révolte instinctive du personnage de La Salamandre ou dans les utopies de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000.

Cet article a été publié une première fois le 27 février 2009 dans le cadre de nos Unes de Mag. Nous l’avons republié le 12 septembre 2022 suite à son décès.

«Les gens ont besoin d’utopies sociales»

Rencontré dans sa petite maison genevoise, Alain Tanner s’avère jovial, bavard, animé par une passion exigeante et intacte pour le septième art. N’en déplaise à ceux qui le tiennent pour un vieux râleur, le jeune retraité évoque son parcours avec humour – même s’il ne peut s’empêcher de pester au passage contre la politique fédérale du cinéma menée par Nicolas Bideau, les lois impitoyables du marché de la distribution, la tyrannie du scénario ou la bêtise de la télévision. Extraits d’un entretien à bâtons rompus.

Prix de l’Office fédéral de la culture à Soleure en 2005, Docteur honoris causa de l’Université de Lausanne en 2008, rétrospective à la Cinémathèque française et suisse cette année… Que vous inspirent tous ces honneurs?

Alain Tanner: On dit qu’après le succès vient la fortune, puis les honneurs. Moi, j’ai sauté par-dessus la fortune! Je me fiche éperdument des honneurs, mais quand on a 80 ans et décidé d’arrêter de tourner, c’est toujours mieux que l’oubli total et définitif. On se dit que l’on n’aura pas fait tout ça pour rien.

J’ai eu des rétrospectives un peu partout, des Etats-Unis jusqu’en Russie, et encore récemment en France – le dernier pays de la cinéphilie – à Gindou, un village de vingt-sept habitants qui réunit 15 000 spectateurs en une semaine de festival. C’était formidable, mille fois mieux que à Cannes où l’on s’emmerde! Savoir que des films réalisés il y a trente ans vivent encore dans l’oeil, la tête et le coeur des gens, ça fait toujours plaisir.

S’il vous arrive de revoir vos films, lesquels vous semblent avoir bien ou mal vieilli?

– Cela m’est arrivé quelques fois, ou sinon des petits bouts, les cinq premières ou dernières minutes. Dans les années 1980, je trouvais que Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 avait pris un coup de vieux, mais aujourd’hui tout le monde me dit qu’il est ultramoderne dans sa forme et totalement actuel dans son contenu. C’est un film qui refait surface, comme La Salamandre, que je trouvais raté et que j’ai revu il y a cinq ou six ans lorsque la Cinémathèque suisse a restauré le négatif. Les gens ont besoin d’utopies sociales. Ils ont envie de voir des films de ce genre, mais il n’y en a plus. Même Ken Loach parle plus du malheur présent que du bonheur possible.

Vos films les plus sombres, comme Messidor ou La Femme de Rose Hill, vous ont donné la réputation d’un pessimiste. Pourtant, la postface du critique français Frédéric Bas à votre livre Ciné-Mélanges est intitulée «Tanner ou l’Optimisme»…

– Frédéric Bas a écrit un très joli texte pour mon bouquin et je suis bien d’accord avec lui. Sans dire pour autant «tout le monde est beau, tout le monde est gentil», je ne me suis jamais fixé sur l’aspect sombre de la nature humaine. Mais c’est vrai que Messidor est très noir – encore que les deux nénettes se marrent bien jusqu’au moment où ça tourne mal – et La Femme de Rose Hill n’est pas très gai non plus.

On retrouve souvent dans votre oeuvre une idéalisation de l’ailleurs – l’Afrique, le Portugal, la mer – que réfutait pourtant votre Retour d’Afrique, dont la morale est qu’il vaut mieux porter la révolution chez soi plutôt que de partir pour un ailleurs mythique…

– Le Retour d’Afrique est sans doute mon plus mauvais film, mais l’idée était bonne. A une époque, les gens de mon âge partaient tous en Algérie ou à Cuba, c’est de ce «romantisme» dont il est question. Aujourd’hui, on ne saurait d’ailleurs pas très bien où aller… L’idée de l’ailleurs, que l’on retrouve en effet souvent dans mes films, vient d’expériences très personnelles. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en France et en Italie, il y avait un bouillonnement d’idées extrêmement fort. On voulait repartir à zéro, se débarrasser de ce monde qui avait permis l’horreur de la Shoah. Et puis on rentrait en Suisse, où le mot d’ordre était «surtout que rien ne bouge»! J’avais alors 18 ans et qu’une envie: me tailler.

Vos derniers films renouent avec l’esprit de révolte et l’humour rageur des premiers, auxquels Fourbi et Jonas et Lila, à demain font même directement référence. Pourquoi ce «retour aux sources»?

– J’ai dit un jour à des amis que je trouvais La Salamandre pas terrible et que je le referais mieux aujourd’hui. L’un d’eux m’a répondu: «Hé bien vas-y!» Plutôt que de réaliser un remake, ce qui m’intéressait avec Fourbi, c’était de prendre le même point de départ et de voir ce qui se passerait vingt-cinq ans plus tard. Idem pour Jonas et Lila, à demain. En 1999, tout le monde voulais que je donne une suite à Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, mais je n’envisageais pas de reprendre les mêmes personnages, qui auraient sans doute tous mal vieilli…

Avec ces films, je suis revenu au mode du discours, que j’avais abandonné dans les années 1980 pour aller davantage vers la poésie. Le monde avait tellement brusquement basculé dans les «années fric» que Jonas… faisait l’impression d’un film en costumes! Et puis, c’est revenu. En filmant Mai 68 à Paris, j’avais vu sur un mur du Quartier latin le slogan «Assez d’action, des mots!» J’aurais dû le placer dans Paul s’en va mais, avec tout ce qui dégouline désormais de la télévision, il faudrait dire «Assez d’images, des mots!» Cela correspond aussi à ce qui est arrivé dans ma vie à l’époque où j’ai rencontré Bernard Comment. Je lisais peu, il m’a conseillé des livres et j’ai redécouvert le verbe. Pour un film d’adieu, ça bouclait bien la boucle.

Sachant que la transmission est un thème qui vous tient à coeur, en quels cinéastes suisses voyez-vous vos héritiers?

– Aucun! Il y a plein de gens talentueux, mais ils ne sont pas sur un terrain qui m’intéresse beaucoup. Pourquoi ne tiennent-ils pas un discours sur le capitalisme? Si on ne voit pas que dire à ce sujet aujourd’hui, alors de quoi faut-il parler!?

Cela dit, mes films abordent en effet souvent la question de la transmission de la mémoire et du passé. Il faut savoir d’où l’on vient. S’il n’y avait pas eu Platon, on serait peut-être tous à quatre pattes en train de manger de l’herbe dans les prés. C’est d’autant plus important que le système de communication moderne favorise un effacement plutôt qu’un maintien de la mémoire – à commencer par la télévision, qui bouffe et recrache le sens des choses à mesure. La transmission passe par un rapport père-fils: un fils qui se cherche un père qui n’est pas son géniteur comme dans Jonas et Lila, à demain, ou un père qui se cherche un fils comme dans Les Années lumière.

Dans Ciné-Mélanges, vous dites que le cinéma est une maladie. Etes-vous donc définitivement guéri? Ne craignez-vous pas une rechute?

– Je suis exposé à d’autres risques, ceux de l’âge! Mais non, je ne suis pas «guéri». S’il y avait trois acteurs là autour de la table et que j’avais une petite caméra, je serais partant. C’est l’avant et l’après dont je n’ai plus envie. L’appareil de diffusion est devenu tellement lourd. Paul s’en va a fait très peu d’entrées (1345 en Suisse romande, ndlr) et si j’en réalise un autre, il en fera encore moins.

A quelques exceptions près, ces films-là sont condamnés, les distribuer en salles est économiquement totalement absurde. Le désir perdure chez des gens qui ont du talent, mais je n’aimerais pas être à leur place. Avec la vidéo, tout le monde peut tourner des films, mais à qui et où sont-ils montrés? Et j’ai bien peur que la projection numérique n’améliore pas la situation du marché. J’ai toujours été un peu en marge, mais dans la marge, il y avait de l’espace. PROPOS RECUEILLIS PAR MLR

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