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Un «silence assourdissant»

Le Tribunal correctionnel de Genève juge des infractions passibles d’une peine privative de liberté supérieure à deux ans. Récit d’une audience par Carla Hunyadi, étudiante en droit.
Justice

Neuf heures. Sur la feuille devant la salle d’audience, je remarque que les parties portent toutes le même nom de famille. L’audience commence. Le président rappelle brièvement ses droits au prévenu puis résume son parcours: il n’a pas d’antécédents judiciaires en Suisse mais est connu de la justice d’un autre pays européen. Il a été condamné à plusieurs années de prison pour actes sexuels sur mineurs de moins de 16 ans. C’est pour des faits similaires qu’il comparaît devant la justice ce matin. Trois (très) jeunes filles ont témoigné contre cet homme, avec qui elles entretiennent un lien de parenté. Infractions reprochées: actes d’ordre sexuel avec des enfants, contrainte sexuelle, tentative de viol. Les victimes, trop jeunes, ne sont pas présentes, mais les parents sont là, à côté de moi. Deux avocats les représentent.

Le président pose toute une série de questions au prévenu dont la teneur est sordide, pour savoir dans les détails ce qu’il s’est passé. Les réponses? Faux, tout est faux. Ces déclarations sont complètement fausses, il ne sait pas ce qu’il s’est passé. Il tient la mère d’une des enfants pour responsable de cette histoire; il est victime d’un complot.

Les parents s’exaspèrent face aux réponses confuses et évasives du prévenu. L’avocate, empathique, pose sa main sur l’épaule de sa cliente pour s’assurer qu’elle va bien.

Ces histoires d’abus sexuels, on en entend de plus en plus parler, c’est vrai. Mais d’en saisir le récit vivant, ici au Palais de Justice, donne une toute autre dimension à ces drames. Ça les rend réels. Ignoblement réels.

Après une brève suspension d’audience, place au réquisitoire. Le Ministère public est impliqué. La procureure rappelle que le prévenu a fait l’objet d’une expertise psychiatrique qui conclut à un trouble de la personnalité narcissique et à un trouble de la pédophilie. Le risque de récidive est élevé. Quant aux jeunes filles, leurs déclarations sont concordantes, logiques et cohérentes. Si elles n’ont pas parlé plus tôt, c’était par peur de faire exploser la famille.
Pendant les plaidoiries, un des avocats doit hélas rappeler en détails les abus subis par une des enfants. Je tourne discrètement la tête. La mère essuie une larme.

Plaidoirie de l’avocat du prévenu. Juste avant de reprendre place, l’avocate d’une des mères prévient sa cliente: «Ce qu’il va dire doit vous passer au-dessus de la tête. Il va donner des arguments pour défendre son client.» Que peut-on bien dire pour défendre un pédophile?

Juridiquement, le droit à la défense a été respecté. Humainement, la tâche est plus délicate. La plaidoirie de l’avocat, déployée sur un ton monocorde, a la décence de la sobriété.

Treize heures. Les plaidoiries sont terminées. Le verdict sera rendu ce soir à 18 heures. Pendant le reste de la journée, je me sens un peu secouée. Je pense à cette famille, dans laquelle les abus sexuels sont présents depuis plusieurs générations, puisque, je l’ai appris pendant les plaidoiries, la mère d’une des fillettes a elle-même été victime de ce même homme. En fait, je pense à toutes ces familles, à toutes ces victimes, bien plus nombreuses qu’on ne l’imagine qui, elles, n’ont pas encore parlé, n’osent pas parler. «L’inceste ne fait pas de bruit.»

Dix-huit heures. «Le juge peut fonder sa décision sur le seul témoignage de la victime sans porter atteinte à la présomption d’innocence du prévenu; les trois enfants tiennent des propos similaires et se trouvaient dans la même tranche d’âge (entre 5 et 10 ans) au moment des faits; le prévenu a exploité le lien de confiance que ces jeunes enfants avaient en lui, ce qui est abject et lâche.» Une des jeunes filles est présente pour le prononcé du verdict. Elle pleure. Sa mère lui tend des mouchoirs. En sortant de la salle, elle fond à nouveau en larmes.

L’abuseur écope de cinq ans de prison, sous déduction des jours déjà effectués en détention préventive; une mesure de traitement est ordonnée. Il aura l’interdiction d’exercer des activités professionnelles en lien avec des mineurs.

Modeste témoin, j’ai envie par ce billet de saluer le courage de ces mères, de ces parents, qui ont immédiatement cru leurs enfants, qui ont eu la force d’aller jusqu’au bout de la procédure judiciaire; l’implication et l’humanité des avocat·es, mais surtout, oui surtout, le courage de ces filles d’avoir brisé le silence assourdissant qui planait au-dessus de leur tête.

L’audience a eu lieu le 25 août 2022.

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