La dignité humaine avant tout?
Durant les deux ans de pandémie, Tanja Krones, directrice du comité d’éthique clinique de l’Hôpital universitaire de Zurich, a souvent été au centre de l’attention médiatique.
Confrontée aux questions relatives à la dignité de la vie et de la mort dans son quotidien professionnel, elle a donné au public un aperçu de la surcharge de travail du personnel soignant pendant la crise sanitaire. Elle a attiré l’attention sur le fait que la pandémie affecte différemment les personnes en fonction de leur milieu social et a même critiqué le triage dit silencieux des établissements médico-sociaux qui ne transféraient plus les patient·es âgé·es infecté·es par le Covid-19 dans les services de soins intensifs.
D’un point de vue philosophique, l’éthicienne de la médecine est une pragmatique. Pour elle, l’importance de la notion de dignité humaine doit sans cesse faire ses preuves dans des cas concrets du domaine des soins. Un exemple: pendant la première vague de la pandémie, durant de longs mois, les proches étaient interdit·es de visite à leurs parents et grands-parents résidant en établissement médico-social. Certain·es aîné·es ont carrément été enfermé·es et isolé·es dans leur chambre – pour leur propre protection. «Ainsi, des personnes sont mortes seules, une violation crasse de la dignité humaine, s’insurge Tanja Krones. Les besoins fondamentaux de personnes vulnérables n’ont pas été respectés.»
Mourir seul se justifie difficilement par la minimisation maximale des risques. Pour Tanja Krones, protéger la vie de personnes contre leur propre souhait équivaut à un paternalisme injustifiable. Une telle attitude revient à leur refuser un minimum de besoins humains dans des situations existentielles.
La critique de l’éthicienne sur la pratique des EMS pendant la pandémie s’appuie notamment sur la notion de dignité humaine. «Dans la pratique, cela reste une référence très puissante, affirme-t-elle. Elle sensibilise nos muscles moraux et aiguise notre regard sur ce qui est totalement intolérable.»
Tout préjudice ne porte pas atteinte à la dignité
Depuis plus de 2000 ans, la notion de dignité occupe les philosophes. Dans son ouvrage De officiis, Cicéron – sans doute le plus célèbre penseur de la Rome antique – a été le premier, en 44 av. J.-C., à proposer une définition claire de la dignité humaine, inspirée des maîtres à penser du stoïcisme grec.
Pour lui, la dignitas hominis, la dignité humaine universelle, revient à tous les êtres humains en vertu de leur raison. C’est ce qui distingue l’humain de l’animal.
Cicéron a largement détaché la notion de dignité de la position publique d’une personne. Il fut ainsi le premier à élaborer un concept égalitaire de la dignité qui revient à toute personne de manière égale.
Plus d’un millénaire et demi plus tard, Emmanuel Kant définit la dignité comme une valeur absolue dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs de 1785. Celle-ci caractérise uniquement l’être humain en tant qu’être moral doué de raison et, à la différence des valeurs relatives telles que les biens commerciaux, elle n’a pas de prix et est non négociable. Selon le philosophe, la condition de la dignité humaine est l’autonomie, qui requiert la raison humaine.
Qu’en est-il aujourd’hui? Qu’entendons-nous par dignité humaine, qui peut y prétendre et quels sont les droits qui en découlent? Christoph Halbig, professeur d’éthique générale à l’Université de Zurich, s’est intéressé de près à cette notion et à ses origines philosophiques. De son avis, elle ne comprend pas en premier lieu des droits au bien-être et au statut, mais s’exprime avant tout sous la forme de droits de défense. Il s’agit notamment des droits de ne pas être humilié·e, torturé·e ou blessé·e physiquement. «La torture viole dans tous les cas la dignité humaine, elle ne peut pas être pondérée.
Contrairement aux intérêts individuels, tel le fait de garder un contact direct avec la clientèle dans un magasin, sacrifié temporairement, pour de bonnes raisons, à la protection de la santé pendant la pandémie.» Mais tout préjudice moralement discutable n’équivaut pas, et de loin, à une atteinte à la dignité humaine. Le philosophe l’illustre ainsi: «Si je vous marche volontairement sur le pied, je vous fais peut-être mal et je porte atteinte à votre bien-être, mais pas à votre dignité humaine.»
Christoph Halbig est convaincu que dans les débats sur la pandémie de Covid-19 en particulier, la notion de dignité humaine a parfois acquis une telle prédominance qu’elle a fait obstacle à une pondération fondée de catégories pertinentes telles que les intérêts, le bien-être ou les droits à la liberté.
«Quand les opposants au vaccin prétendent que l’obligation de se faire vacciner va à l’encontre de leur dignité humaine, ils instrumentalisent cette notion à des fins personnelles.» Il est important de savoir à partir de quel moment l’Etat viole le droit à l’intégrité de son propre corps. Dans le cas de la vaccination, on est bien au-delà d’un «problème de pesée d’intérêts intégrant plusieurs dimensions de la liberté». En effet, «pendant une pandémie mondiale, l’Etat devrait plutôt réévaluer les libertés, afin de protéger la population», note Christoph Halbig.
Le théologien, éthicien et gérontologue Heinz Rüegger se penche depuis plusieurs années sur la question de la dignité des personnes âgées. Dans ses publications, il fait volontiers référence à la vision égalitaire et normative de la dignité défendue par Cicéron: «La dignité caractérise l’être humain en tant que tel, qu’il soit criminel, faible ou dément. C’est pourquoi, souvent, elle exige de nous aussi un comportement constructif.» En d’autres termes: un terroriste ne perd pas sa dignité après un assassinat. C’est une erreur de le torturer, même si, intuitivement, l’idée peut sembler juste.
Depuis les années 1990, Heinz Rüegger observe les démarches visant à assouplir cette inconditionnalité pour la remplacer par une notion empirique de la dignité. Un bon exemple est celui du conseiller national vaudois Victor Ruffy qui avait invoqué la dignité humaine pour justifier la dépénalisation de l’euthanasie active. Selon son argumentation, l’assistance au décès se justifie lorsqu’une maladie terrible porte gravement atteinte à la dignité d’un·e patient·e.
«Dès que la politique argumente en se servant d’une notion de dignité empirique, dépendante de facteurs extérieurs, les choses deviennent très dangereuses», constate le gérontologue. «En effet, les groupes vulnérables sont généralement les premiers qui échappent au concept protecteur de la dignité humaine.» Cette protection concerne quatre domaines: la protection de la vie et de l’intégrité corporelle, la protection de l’autonomie, la protection des droits fondamentaux et le droit d’être traité·e avec respect.
Dans la discussion actuelle sur le vieillissement de la société et l’augmentation rapide des cas de démence, Heinz Rüegger perçoit une nouvelle tendance à invoquer un concept empirique de dignité. Ce n’est pas parce que le comportement d’une personne paraît «indigne» vu de l’extérieur – parce qu’elle est incontinente ou qu’elle a perdu sa capacité d’autodétermination physique et mentale – que l’on est en droit de nier sa dignité. «Le fait d’être un être humain implique toujours aussi qu’on est à la charge des autres», affirme le gérontologue.
Un bloqueur dogmatique de discussion
Pour le professeur de philosophie Christoph Halbig, une notion absolue de la dignité n’est certainement pas satisfaisante. «C’est dogmatique, le cas échéant théologiquement justifiable, mais en fin de compte une simple revendication.» Les nihilistes critiquent depuis longtemps le flou qui entoure la définition et préféreraient la voir disparaître.
Christoph Halbig ne va pas aussi loin, mais demande une précision de la notion: «Nous devons nous demander sérieusement en quoi consiste le cœur normatif de la dignité humaine et en extraire des critères permettant de répondre à la question des entités pour lesquelles il serait judicieux de l’utiliser.»
Pragmatique, Tanja Krones observe depuis peu une tendance à l’instrumentalisation de la dignité humaine pour «bloquer la discussion». Le sujet reste malgré tout actuel et les efforts nihilistes pour l’éradiquer ne la convainquent pas: «Quelle serait l’alternative?»
La notion de dignité humaine est fortement ancrée dans notre histoire et notre culture et nous l’avons intériorisée pendant des générations. C’est pourquoi on peut l’invoquer encore aujourd’hui dans des situations d’interdits absolus, s’en servir pour mobiliser des forces et pour lutter contre les injustices.
Samuel Schläfli est journaliste indépendant à Bâle. Article paru dans Horizons no 133, juin 2022, magazine suisse de la recherche scientifique, FNS,
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