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Du bon usage des langues

Daniel Süri relève deux confusions fréquentes dans l’opinion publique: l’affirmation d’une interdiction de la langue russe en Ukraine et l’assimilation des russophones d’Ukraine à un positionnement systématiquement prorusse. «La situation linguistique est autrement plus complexe.»
Ukraine

Des lettres de lecteur·rices reprennent l’idée que la langue russe est interdite en Ukraine; d’autres assimilent pratique langagière et orientation politique – les russophones devenant mécaniquement des prorusses.

La situation linguistique en Ukraine est autrement plus complexe: elle résulte d’une histoire de dominations de trois empires, qui a une influence aujourd’hui encore. L’Ukraine reconnaît un statut spécifique à treize langues minoritaires comme le bulgare, le grec, le roumain, le hongrois, le polonais, le biélorusse, etc. La Constitution ukrainienne continue de garantir dans son article 10.3 «le libre développement, l’utilisation et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales d’Ukraine».

La loi ukrainienne adoptée en 2018, qui rend obligatoire l’utilisation de l’ukrainien pour les fonctionnaires d’Etat et plus généralement dans la sphère publique, a été passée au scanner de la pointilleuse Commission de Venise du Conseil de l’Europe, qui en a critiqué certains aspects, notamment des «déséquilibres» concernant les langues hors Union européenne, dont le russe. Mais il n’a nulle part été question d’interdiction du russe ni de répression de ceux et celles qui la parlent.

La perte, pour le russe, du statut officieux de «deuxième langue d’Etat» n’efface pas la pratique courante du bilinguisme. Et si la tentative – avortée, car jamais mise en œuvre par la présidence – du parlement ukrainien de supprimer le statut des langues minoritaires en 2014 a pu être utilisée comme prétexte par les séparatistes prorusses dans le Donbass, elle n’est justement qu’un prétexte.

L’approche en termes exclusivement juridiques, sans passer par l’histoire de l’ukrainien, est du reste trop réductrice. Pour aller vite, on peut distinguer quatre phases, durant lesquelles se joua le sort de la langue ukrainienne: durant la constitution de l’Empire russe multiethnique, de Pierre le Grand à Nicolas II, l’ukrainien est sévèrement réprimé. Alors que l’Empire se forme par conquêtes et agrégations, l’unité tsariste du peuple russe, colonne vertébrale du projet politique, impose l’exclusion d’autres langues proches, comme le biélorusse ou l’ukrainien.

La révolution russe de 1905 et, plus encore, la chute du tsarisme en 1917 sonneront le réveil de l’ukrainien. Février 1917 entraîne une renaissance de l’ukrainien. Dictionnaires, terminologie, lexicographie et linguistique accompagnent et nourrissent le mouvement. A cette époque, l’ukrainien est stabilisé.

Dans les années 1930, le stalinisme s’en prendra violemment à l’ukrainien, à l’élite politique et littéraire ukrainienne ainsi qu’au peuple lui-même.

La période post-stalinienne connaîtra timides ouvertures (Krouchtchev) et sévères fermetures (Brejnev). La langue et les coutumes ukrainiennes ne disparaissent pas, mais s’insèrent dans le formol folklorique des «cultures nationales». En 1996, après la fin de l’URSS, l’ukrainien devient langue officielle.

L’indépendance de l’Ukraine débouche sur cette situation paradoxale où, à cause de la russification antérieure, une ethnie majoritaire doit utiliser des moyens étatiques pour que sa langue soit celle de son Etat. Cette anomalie va être instrumentalisée par les différents clans oligarchiques qui se disputent le pouvoir. Le nationalisme linguistique fait office de couverture idéologique à un banal clientélisme nourri de corruption. La révolution de Maidan en 2014 symbolisera un début de rejet des politiques oligarchiques. Un choix confirmé par l’élection, avec 73% des voix, de Zelensky en 2019, qui mène alors une campagne anticorruption.

Dans le cadre de la formation d’une identité nationale ukrainienne loin d’être achevée, la linguiste Natalya Shevchenko estime qu’à partir de 2014, «dans la conscience de la population, la langue n’est plus le trait principal de l’identité ukrainienne». L’agression russe a certes rebattu les cartes, cette langue devenant celle de l’agresseur. Un recul de son usage est prévisible, sans toutefois faire disparaître le bilinguisme de l’horizon.

Daniel Süri est membre du Comité de solidarité avec le peuple ukrainien et les opposant·es russes à la guerre, Vaud.

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