«Parchemins» scrute les effets Papyrus
S’il est un parcours de vie éprouvant, c’est bien celui des personnes sans papiers, arrivées depuis quinze ou vingt ans en Suisse, évoluant en marge des services sociaux et de santé, exposées aux abus, exploitées dans des emplois précaires et vivant dans le stress permanent de se voir expulsées de leur logement, voire du pays.
Théoriquement, le fait de leur octroyer un permis de séjour devrait stabiliser leur situation et les aider à sortir de cette spirale infernale. C’est vrai dans une certaine mesure, mais les effets positifs d’une telle régularisation sur la santé, les conditions de vie et la situation économique des migrant·es peuvent cependant prendre plus de temps que prévu avant de se faire sentir – notamment en raison de crises comme celle du Covid-19 – et bénéficieront probablement surtout à la deuxième génération.
C’est ce qui ressort d’une analyse préliminaire de l’étude longitudinale «Parchemins». Menée depuis 2017 à Genève par des scientifiques du pôle de recherche national Lives, celle-ci vient de récolter en mars 2022 sa quatrième et dernière vague de données.
Conduite par Yves Jackson, professeur assistant à la Faculté de médecine de l’Université de Genève et responsable de la Consultation ambulatoire mobile de soins communautaires (Camsco) aux Hôpitaux universitaires de Genève, et Claudine Burton-Jeangros, professeure au Département de sociologie de la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève, Parchemins est une entreprise unique en son genre.
C’est la première fois en Europe qu’une étude prospective d’une telle ampleur se propose de suivre durant plusieurs années une population échappant aux radars académiques et, par définition, difficile d’accès.
Lors de sa première campagne d’enquêtes menée en 2017-2018, l’étude enrôle 464 personnes réparties en deux groupes.
Le premier comprend des migrant·es ayant pu – ou étant sur le point de – bénéficier de l’opération genevoise Papyrus de régularisation des «travailleurs étrangers sans statut légal».
Le second compte des individus ne disposant d’aucun permis de séjour parce qu’ils ou elles ne souhaitaient pas ou ne remplissaient pas les critères pour participer à Papyrus – cette initiative, aujourd’hui terminée, a octroyé un permis à 2390 sans-papiers.
L’objectif consiste à soumettre ces personnes chaque année, durant quatre ans, à une enquête approfondie permettant de mesurer le déploiement dans le temps d’éventuels effets de la régularisation sur différents aspects de leur vie.
«La constitution de cette cohorte a, en elle-même, représenté une véritable gageure, souligne Claudine Burton-Jeangros. Nous avons bénéficié des contacts établis dans le cadre de la Camsco dont la tâche consiste justement à favoriser l’accès aux soins pour les personnes en situation précaire.
Mais nous ne nous sommes pas contenté·es de recruter des volontaires via l’hôpital. Nous sommes aussi allé·es à leur rencontre grâce au soutien d’un réseau dense d’associations de terrain et de services administratifs. Et cela a demandé des milliers d’heures de contribution de la part d’étudiant·es motivé·es dont le travail a été coordonné par Aline Duvoisin, chercheuse au PRN Lives.»
Dans les interstices des agendas
Premier défi: gagner la confiance des migrant·es, ce qui s’est avéré la partie la plus délicate du processus. Ces personnes sont en effet très méfiantes envers les institutions publiques.
Après que le groupe de recherche s’est fait connaître par différentes associations et contacts au sein des communautés et a pu apaiser les craintes, il a fallu rencontrer les individus eux-mêmes. Dans certains cas, jusqu’à cinq rendez-vous ont été nécessaires, parfois pour se voir finalement poser un lapin.
Le problème, c’est que ces personnes travaillent le plus souvent à l’appel. Elles passent leur temps dans le bus pour se rendre sur un lieu de travail qui peut varier d’un jour à l’autre selon des horaires parfois communiqués la veille.
Les étudiants et les étudiantes ont donc dû faire preuve d’une grande souplesse pour se glisser dans les moindres interstices de ces agendas complexes. Une tâche d’autant plus ardue que l’entretien dure au moins une heure.
«Nous avons sélectionné un sous-groupe d’une quarantaine de participant·es qui nous a permis de réaliser une étude qualitative, précise Yves Jackson. L’idée était de cerner le profil, les aspirations, la motivation et l’expérience qu’ont vécue ces migrant·es durant cette transition de la clandestinité à la régularisation.
En général, les personnes que nous avons interrogées se trouvaient déjà à la fin d’un long parcours migratoire qui a duré entre quinze et vingt ans. Celles que nous rencontrons sont donc en quelque sorte les survivantes d’un processus très sélectif.»
Résultat: il n’y a pas de portrait type du ou de la sans papiers à Genève – on estime qu’ils et elles sont entre 10 000 et 15 000 dans le canton.
L’étude fait néanmoins ressortir un profil dominant qui est celui d’une femme latino-américaine ou philippine, employée dans les tâches domestiques et ayant souvent laissé ses enfants aux pays. Une situation qui crée un type de famille transnationale de longue durée privée de contacts physiques à cause de l’impossibilité de voyager.
Certains profils sont plus inattendus, comme les «jeunes explorateurs», qui tentent leur chance en Suisse pour échapper à un pays dangereux, pauvre ou dépourvu d’opportunités.
On rencontre aussi des personnes plus âgées qui choisissent d’émigrer une fois sorties de la parentalité. Ce qui les rassemble, c’est le sens donné à leur démarche. Un sens, le plus souvent, économique. L’argent qu’elles arrivent à gagner en Suisse nourrit en effet leurs propres aspirations mais aussi celles de leurs proches, en Suisse ou ailleurs.
«Nous avons réalisé la deuxième enquête entre mars 2019 et février 2020, poursuit Claudine Burton-Jeangros. Le nombre de participants et de participantes a alors chuté de 18% pour n’atteindre que 379. Cette érosion est importante mais elle était prévue étant donné la nature instable de la population que nous étudions.»
Ce qui l’était moins, par contre, c’est, d’une part, l’affaire Pierre Maudet, conseiller d’Etat concepteur et responsable de l’opération Papyrus, contraint à la démission en 2020. Et, de l’autre, l’irruption, en 2020 également, de la pandémie de Covid-19.
La première crise, qui s’est traduite par une perte du soutien politique, a freiné l’opération Papyrus et donné l’impression aux personnes en plein processus de régularisation d’être abandonnées à leur sort. Mais c’est surtout la seconde qui a bouleversé la population étudiée et le protocole scientifique de Parchemins.
Affaire Maudet et Covid
«La population que nous suivions a été la première et la plus durement touchée par le confinement décidé en mars 2020, se souvient Yves Jackson. Tout le monde a vu les images des files d’attente interminables devant la patinoire des Vernets, initialement composées pour la plupart de sans-papiers, pour recevoir un panier de nourriture et de produits essentiels. La situation de ces personnes, déjà précaire, s’est en effet subitement péjorée davantage avec la perte de leur travail. Leurs employeurs habituels, obligés de rester à la maison, n’avaient plus besoin d’elles pour les tâches domestiques. Leur capacité à payer leur logement s’en est trouvée menacée, tout comme leur santé et la petite sécurité financière que certains ou certaines avaient pu construire.»
Entre avril et mai 2020, les scientifiques ont donc sélectionné un sous-échantillon de leur étude pour mesurer, quasiment en direct, l’effet du confinement sur les conditions de vie et la santé des sans-papiers ou en phase de régularisation.
En parallèle, les deux dernières vagues de collecte de données ont été réalisées en 2021 et en 2022. Les analyses sont encore en cours et les publications se succèdent.
Plusieurs tendances se détachent déjà et semblent se confirmer de vague en vague. «Nous avons observé que les travailleurs et travailleuses sans papiers expriment une satisfaction dans la vie significativement plus faible que ceux qui ont été régularisés, souligne Claudine Burton-Jeangros. Au-delà, la régularisation ne produit pas d’effets majeurs rapidement observables. Les changements sont plutôt lents, tant au niveau des bénéfices sur la santé que sur le revenu. La situation socio-économique des migrant·es régularisé·es reste en effet difficile dans un contexte d’abondance générale. Leurs réactions sont ambivalentes. Si le permis B qu’ils et elles reçoivent règle un certain nombre de problèmes majeurs, il crée aussi de nouveaux stress. Il faut désormais payer les impôts et une assurance maladie, ce qui vient grever leur budget. De plus, le permis B doit être renouvelé tous les ans et il ne peut l’être que si, selon la nouvelle loi sur les étrangers, le ou la candidat·e ne bénéficie pas de l’aide sociale.»
Les premières études montrent d’ailleurs que la santé psychologique, déjà altérée par des années de cumul de stress, ne s’améliore pas vraiment dans les premières années après la régularisation.
Par ailleurs, les migrant·es récemment régularisé·es, qui sont souvent qualifié·es mais ont travaillé en dessous de leurs compétences durant dix ou quinze ans de clandestinité, ont de la peine à redevenir concurrentiel·les dans un marché du travail genevois très tendu.
Après des années de séparation
Le point positif principal de la régularisation est sans doute celui de la mobilité. Le fait de pouvoir de nouveau voyager autorise un peu de tourisme et, surtout, permet aux personnes de la même famille de se revoir physiquement, parfois après des années de séparation.
Cela dit, le retour au pays est parfois tempéré par un certain nombre de désillusions. Le monde que l’on a quitté il y a longtemps et que l’on a petit à petit idéalisé dans son souvenir s’est en effet souvent transformé avec le temps au point de créer une certaine déception.
Au regard de ces résultats, les scientifiques font l’hypothèse que les bénéfices de la régularisation sur les conditions de vie et la santé mettront probablement plus de temps que prévu à se faire sentir et que c’est surtout la deuxième génération qui en profitera.
La première génération, comme souvent dans les histoires de migration, est celle qui se sacrifie. «Pour en avoir le cœur net, l’idéal serait bien sûr de pouvoir refaire une enquête sur la même population dix ans après le début de l’étude, suggère Yves Jackson. Mais notre financement s’arrête maintenant. Il faudrait en trouver un autre pour continuer.»
En attendant, un doctorant et une doctorante (Julien Fakhoury et Liala Consoli) consacrent actuellement leur thèse à l’étude Parchemins. Celle-ci fera l’objet d’une publication dans la collection Sociograph de l’Institut de recherches sociologiques de la Faculté des sciences de la société.
Paru en avril, le texte est disponible en ligne en français et en anglais. Un symposium est également prévu en mars 2023 auquel les participant·es à l’étude Parchemins seront invité·es pour que les résultats de l’étude leur soient restitués.
Pour nombre d’entre eux, raconter leur histoire aux scientifiques s’est en effet avéré une démarche importante, une façon de laisser une trace de leur parcours de vie qui, autrement, serait resté dans l’oubli. Pour Yves Jackson et Claudine Burton-Jeangros, la moindre des choses est de leur montrer à quoi cela a servi.
Paru sous le titre «‘Parchemins’ décrypte les effets de l’opération ‘Papyrus’» dans Campus n°149, juin 2022, magazine de l’université de Genève.