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Le poids des pamphlets, le choc des classes

La puissance de l’idéologie réactionnaire en France explique-t-elle la difficulté de la gauche à conquérir le pouvoir et à le conserver? Ou est-ce plutôt les insuffisances de celle-ci qui ont favorisé sa perte d’influence dans les milieux populaires, dont l’extrême droite a tiré parti? Ces deux grilles de lecture peuvent se compléter, mais l’une est bien plus utile que l’autre.
France

Que valent les analyses de deux universitaires spécialistes de la politique française, lorsqu’on les lit peu après des élections – présidentielle, législatives – qui ont rebattu les cartes, en particulier à gauche? Dans le cas de Frédérique Matonti, son livre Comment sommes-nous devenus réacs? (Fayard, Paris, 2021) porte la marque de la «frénésie Zemmour» de l’été et de l’automne derniers. Il résume à l’excès la vie intellectuelle française aux thématiques d’un pamphlétaire dont la vogue n’a pas duré. Avec son Faut-il désespérer de la gauche? (Textuel, Paris, 2022), Rémi Lefebvre conclut lui aussi à la «défaite idéologique cuisante et profonde» de cette famille politique, mais il le fait de telle manière que ses analyses restent utiles, y compris pour ceux qui, au vu des derniers scrutins, jugeraient sa conclusion exagérément pessimiste.

Matonti se soucie d’abord de la place que la droite réactionnaire occupe dans le débat idéologique français. Mais, pour justifier son alarme, elle pourfend une série d’ouvrages «réacs» en prétendant, à tort, qu’ils auraient «ces dernières années» monopolisé la scène intellectuelle. Elle cible – si longuement qu’on a parfois l’impression de lire de vieilles fiches de lecture – les analyses d’Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée, de Paul Yonnet dans Voyage au centre du malaise français, de Luc Ferry et Alain Renaut dans La Pensée 68. Le lecteur en oublierait presque que ces ouvrages ont tous été publiés il y a au moins vingt ans. Puis, Matonti en vient aux thèses de Patrick Buisson et d’Eric Zemmour, sans oublier Michel Onfray, Jean-Pierre Le Goff et Marcel Gauchet. Son exercice s’apparente à un tir aux pigeons sans surprise. Si seuls les livres qu’elle a choisis ont dominé le débat intellectuel au point que nul n’aurait pu «échapper complètement à cette vague», pas étonnant que nous soyons tous «devenus réacs».

D’autres facteurs ont pourtant joué dans le glissement idéologique à droite que Matonti réprouve. Mais ils ne l’intéressent pas vraiment. Car, pour elle, le fait que «la gauche» ait renoncé à ses «marqueurs humanistes» en prêtant attention à quelques intellectuels réactionnaires paraît infiniment plus dommageable que l’alignement des socialistes au pouvoir sur des politiques néolibérales et favorables au libre-échange. Pourtant, cet abandon du combat social, davantage que les ouvrages de Finkielkraut, Onfray et Zemmour, pourrait expliquer que la question identitaire ait pris le relais. Et il est permis de douter que la victoire de deux sociologues chercheuses au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) aux élections municipales de 2020 ou la capacité de Mme Anne Hidalgo de «puiser dans le vivier associatif» soient, comme Matonti le croit, de nature à endiguer la vague «réac» qu’elle pourfend.

Lefebvre estime, lui, que la droitisation de la société constitue «un lieu commun politico-journalistique». Il serait en partie imputable à l’omniprésence médiatique de deux politologues, Dominique Reynié et Pascal Perrineau, «dont les accointances avec la droite sont avérées». Lefebvre relève par exemple que la revalorisation du smic, le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et l’augmentation des retraites suscitent l’accord de 90% des personnes interrogées. Parallèlement, cependant, «l’aspiration à la sécurité et à la protection sociale est recodée par la droite et l’extrême droite à travers un prisme ethnicisé d’hostilité aux étrangers et aux minorités». Et, au lieu de clarifier ces enjeux, certaines organisations de la gauche auraient «recentré leur discours pour être plus en phase avec l’‘opinion’».

Elles auraient également presque toutes renoncé à s’adresser aux catégories populaires, en partie parce que «le cœur de l’électorat de gauche, quelles que soient ses sensibilités, s’est déplacé vers les classes urbaines diplômées». En quelques pages efficaces, Lefebvre réfute alors les stratégies symétriques de la Fondation Terra Nova et du Printemps républicain, l’une proche de la gauche molle et tentée par un mépris de classe qui s’apparente à du «racisme social», l’autre flirtant avec une droite dure sous couvert de combattre l’«insécurité culturelle». La première postulerait, à tort, une droitisation des classes populaires pour mieux justifier leur abandon. La seconde partirait de la même prémisse (fausse), pour en déduire que la gauche doit droitiser son discours si elle veut reconquérir les ouvriers.

Enfin, Lefebvre réhabilite la «forme parti», dont beaucoup jugent le dépérissement irrésistible au motif que la politique se jouerait dorénavant dans les médias et sur les réseaux sociaux. Or, d’après l’auteur, «la rétractation des partis n’est pas pour rien dans le dépérissement de la culture de gauche», vu que ceux-ci ont longtemps permis la promotion et la formation des militants d’origine populaire. La réhabilitation de la «forme parti» ne résoudrait pourtant plus le problème car, entre-temps, ils sont devenus le «lieu d’un entre-soi de professionnels de la politique ou d’aspirants à l’élection, le plus souvent issus des catégories sociales diplômées».

En somme, on n’en sort pas, ou pas facilement… Le cap fixé par Lefebvre ne sera pas facile à atteindre lui non plus: «La gauche doit avoir la politique de sa sociologie et la sociologie de sa politique.» Une telle recommandation n’a évidemment de sens que si la gauche vise désormais une sociologie et une politique plus populaires et moins bourgeoises. Dans le cas contraire, même blessé, le macronisme fera encore l’affaire.

Article paru dans Le Monde diplomatique de juillet 2022, www.monde-diplomatique.fr/

Opinions Agora Serge Halimi France

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