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La fonte des milliards

Les richesses des multimilliardaires de la tech se réduisent à cause des bourses. Des Suisses, aussi
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Des grands patrons des géants de la technologie comme Jeff Bezos (Amazon) ou Elon Musk (Tesla) ont vu leur fortune fondre d’environ un tiers. KEYSTONE
Fortunes

C’est la valse des milliards de dollars, d’euros, de livres sterling, de yens et de francs qui disparaissent. La chute des bourses, particulièrement depuis le début de cette année, entaille sévèrement la fortune des milliardaires, Tout particulièrement celle des grands patrons des géants de la technologie. Sur les vingt fortunes mondiales qui ont le plus reculé depuis le début de l’année, 14 sont liées à des géants des technologies numériques, selon le Bloomberg Billionaires Index («indice des milliardaires de l’agence de presse Bloomberg»).

Mais pourquoi elles précisément? Les Elon Musk, Jeff Bezos, Larry Page, Sergey Brin et autres ne sont pas que les patrons d’entreprises qui ont connu des succès phénoménaux comme Tesla, Space X, Amazon et Alphabet (Google), qui figurent parmi les géants mondiaux de la tech. Ils incarnent aussi ce qui a fait le succès de la décennie 2010-2020, à savoir l’essor fulgurant des technologies numériques et l’automation avec l’aide de l’argent gratuit.

La fin de l’argent gratuit

Pourquoi eux en particulier? «Ils sont les actionnaires de référence de sociétés dont la valeur avait fortement augmenté ces dernières années grâce aux politiques monétaires ultraexpansives des banques centrales, qui conduisaient les investisseurs à privilégier les actions de sociétés de croissance. Le retournement des banques centrales depuis l’hiver dernier, qui durcissent désormais leurs politiques monétaires, notamment par des hausses de taux d’intérêt, pour combattre l’inflation, les ont fait chuter davantage que la moyenne des sociétés cotées en bourse», répond Nils Tuchschmid, professeur à la Haute Ecole de gestion (HEG) de Fribourg (lire ci-après).

Au 1er janvier de cette année, Jeff Bezos, le fondateur et actionnaire de référence d’Amazon, était crédité d’une fortune nette de 192 milliards de dollars. Six mois plus tard, fin juin, celle-ci a fondu de près d’un tiers, soit de 57,1 milliards de dollars, pour ne plus s’élever «qu’à» 135 milliards de dollars.

Des Suisses aussi sont concernés par cette grande plongée des fortunes

La fortune de Jeff Bezos représente, certes, encore plus de 600 fois le patrimoine moyen de chaque suisse (215’000 francs, selon l’Administration fédérale des contributions). Mais le montant de sa perte en six mois représente près de 80% du budget annuel de la Confédération (80 milliards de francs hors-Covid). La raison en est simple: la valeur de l’action Amazon a chuté de 34,5% en six mois. Et Jeff Bezos n’est même pas celui qui a le plus perdu. Il a été dépassé par Mark Zuckerberg, pourtant moins riche au départ!

La fortune du fondateur de Facebook (actuellement Meta) a fondu de 64,9 milliards de dollars depuis le début de l’année. Et pour lui, cette perte doit être plus difficile à supporter, car elle représente plus de la moitié de ce qu’il possédait à la fin de l’année dernière! Actuellement, son avoir total ne se monte plus qu’à 60,6 milliards de dollars. La cause: Meta a vu sa valeur en bourse s’effondrer de 51,5% depuis le 1er janvier. Et la liste est longue.

Elon Musk aurait perdu 55,3 milliards, Larry Page et Sergey Brin 46,7 milliards à eux deux, Bill Gates 22 milliards, Larry Ellison 19 milliards… en raison de la chute respectivement de Tesla de 41,9%, d’Alphabet (maison mère de Google) de 20,2%, de Microsoft de 22,4%, et d’Oracle de 19,5%. Mais il y a encore pire: le Sino-Canadien Changpeng Zhao, fondateur de la plate-forme de négoce Binance, la plus importante qui soit dans les cryptomonnaies, aurait perdu l’essentiel de sa fortune, passant de 95 milliards à 18,8 milliards en six mois. La cause: la chute de la valeur des cryptomonnaies. En six mois, le bitcoin, la principale d’entre elles, s’est effondré de 55% et l’ether, traditionnel numéro deux, de 71%!

Suisses en millions

Des Suisses aussi sont concernés par cette grande plongée des fortunes. Mais ils sont relativement peu nombreux, et leurs pertes sont en proportion de la valeur de leurs entreprises. Seule une demi-douzaine d’entre elles valent plus d’un milliard de francs en bourse.

La plus grande est Logitech (9,2 milliards de francs de valeur boursière). Elle a reculé de 32,1% depuis le début de l’année. Son principal actionnaire individuel est son président-directeur général, Bracken Darrell, selon le dernier rapport annuel. La valeur de ses 787 324 actions se monte actuellement à 41,3 millions de francs. Elle a fondu de 19,5 millions de francs depuis le début de l’année. Ce ne sont jamais que des cacahuètes, en regard de ce qui suit.

L’investisseur individuel qui a le plus perdu dans une société suisse est un milliardaire allemand, Walter Dröge, actionnaire à 51,3% d’Also Holding, un revendeur lucernois d’appareils numériques, selon le site internet de la Bourse suisse SIX. L’action ayant reculé de 34%, la moins-value encourue par cet investisseur est de 673 millions de francs. C’est certes ennuyeux, mais ses actions valent encore 1,3 milliard de francs, un peu moins du tiers des 3,9 milliards qui constituent sa fortune, selon le magazine Forbes. Il est suivi de près par le financier zurichois Beat Curti, propriétaire à 30% du nidwaldien SoftwareOne, dont la valeur a perdu 39%: 384 millions de francs envolés.

Jamais deux sans trois

Il est talonné par un autre Zurichois, Werner Weber, qui a perdu 480 millions de francs du fait de la chute de 32% des actions du groupe électrotechnique LEM à Genève, une société dont il détient 51,4%, toujours selon SIX. Cette perte est probablement plus ennuyeuse, pour lui: Forbes crédite sa fortune à 1,3 milliards de francs.

A noter encore le recul d’un investisseur dans plusieurs sociétés suisses basé en Israël, Ruth Wertheimer. Sa participation de près de 10% dans Inficon, un groupe saint-gallois actif dans les semi-conducteurs, a chuté de 44%, creusant une perte de 135 millions de francs. à quoi s’ajoute celle occasionnée par la baisse de l’action LEM dont elle détient 5%, occasionnant un autre trou de quelque 40 millions.

Deux n’allant jamais sans trois, elle a encore perdu quelque chose à cause de la baisse de 24% de Sensirion, un fabricant zurichois de capteurs, dont elle est actionnaire au travers d’une société de participation détenant 33% du capital, détenue par cinq autres partenaires. La perte de cette dernière se monte à 167 millions, sans que l’on puisse savoir précisément quelle part attribuer à Mme Wertheimer. Mais tout cela, ce ne sont que des soucis d’argent! LA LIBERTÉ

«Entrepreneurs survivants»

Un multimilliardaire qui a perdu des fortunes en quelques mois à cause de la chute de valeur de sa société dispose encore de vastes ressources. L’analyse de Nils Tuchschmid, professeur de finance à la Haute Ecole de gestion de Fribourg.

Les «milliardaires de la tech» sont ceux qui ont le plus perdu depuis le début de l’année. Vont-ils s’en relever?

«Entrepreneurs survivants»

Nils Tuchschmid: Les pertes de valeur sont, pour ces multimilliardaires, spectaculaires. Mais elles ne sont pas pires que celles qui affectent les investisseurs de la classe moyenne. Ces derniers peuvent se sentir désécurisés, ce qui peut les amener à réduire leurs dépenses. Cet «effet de richesse» à l’envers peut affecter le reste de l’économie.

Les actionnaires très fortunés ont aussi des moyens de protection contre les baisses de cours, comme le fait de mettre leurs titres en garantie auprès d’une banque pour emprunter de quoi investir dans des domaines plus porteurs, ou acheter des dérivés destinés à les protéger face à des baisses. Or, ces mesures ont un coût que l’investisseur lambda n’est pas forcément en mesure de s’offrir.

L’«effet de richesse» va-t-il inciter les multimilliardaires à réduire leurs investissements?

La baisse de valeur de leurs portefeuilles en actions peut les inciter, en effet, à réduire leurs achats, mais en parallèle les sociétés qu’ils sont susceptibles de convoiter voient leurs valeurs se réduire. On en arrive finalement à un jeu à somme nulle, ou presque. En revanche, si l’investisseur de la classe moyenne réduit ses dépenses de consommation, la santé financière des grands groupes technologiques en sera affectée, et, par conséquent, leurs actionnaires.

Les multimilliardaires pourraient-ils amener leurs entreprises à réduire leurs investissements?

Cette décision dépend des perspectives de croissance identifiées par ces entreprises et non de l’évolution de la valeur des portefeuilles de leurs propriétaires. Ajoutons que ces grandes sociétés disposent de réserves de liquidités considérables, qu’elles utilisent moins pour innover elles-mêmes que pour acheter des entreprises plus dynamiques et innovantes.

Nombre de ces multimilliardaires pèsent dans le débat public. Leur influence en sera-t-elle réduite?

Je ne le pense pas: leurs fortunes restent importantes! De plus, on l’oublie trop souvent, ces gens sont des survivants: lorsqu’ils ont commencé, ils avaient plusieurs concurrents. Ils sont ceux qui sont restés debout malgré les crises.

Certains entrepreneurs, comme le Suisse Guillaume Pousaz, connaissent une trajectoire inverse: de zéro à plusieurs milliards, en très peu de temps, dans la technologie. Comment l’explique-t-on?

Leur fortune résulte surtout d’un calcul de la valeur théorique de leurs entreprises. Mais elle n’est pas réalisée. LA LIBERTÉ