Chroniques

«Ed Tech» ou «Ad Tech»?

À livre ouvert

La guerre de l’attention1>Yves Marry et Florent Souillot, La Guerre de l’attention: comment ne pas la perdre, L’Echappée, 2022. fait partie de la multitude de livres consacrés aux questions du numérique en général et à l’addiction aux écrans en particulier. Ton résolument critique, avis informé mais surtout fondé et articulé sur une pratique citoyenne, n’obviant pas les questions qui fâchent ni les solutions concrètes; voici de toute évidence un livre à mettre dans les mains et sous les yeux de toute personne désirant s’informer, comprendre et agir.

Cette lecture retient, sans faux jeu de mots, notre attention. En particulier sa partie consacrée à la captologie, science qui est au fondement de l’économie de l’attention, laquelle est d’abord une économie de la capture. En quelques pages éclairantes, les auteurs, Yves Marry et Florent Souillot, reviennent sur le tournant opéré consécutivement à la crise de la bulle Internet de 2000-2001. C’est à ce moment que la société Google, alors dirigée par Eric Schmidt, comprend que pour devenir et rester une Big Tech elle devra d’abord devenir et rester une Ad Tech, une société dont l’activité centrale est la publicité. Google va ainsi développer son «écosystème» en fonction de ce seul objectif: offrir toujours plus de services gratuits afin de capturer toujours plus notre attention, faisant de cette dernière une marchandise pour les annonceurs. Cela a si bien marché qu’aujourd’hui, près de vingt ans plus tard, et désormais chapeautée par la maison mère Alphabet, Google détient plus du quart du marché mondial des annonces en ligne. Seul ombre au tableau, si l’on peut dire, la voilà devenue dépendante de cette activité dont elle tire plus de 80% de ses revenus (on parle ici de 147 milliards de dollars pour 2020), et elle n’est pas la seule – Facebook est quasiment dans la même situation. La concurrence est rude et il faut constamment chercher de nouveaux gisements d’attention.

D’où sont tirés ces chiffres? Du dernier rapport de Human Rights Watch (HRW) consacré aux applications numériques utilisées en milieu scolaire (Ed Tech)2>www.hrw.org/report/2022/05/25/how-dare-they-peep-my-private-life/childrens-rights-violations-governments (juin 2022).. Sortie le 25 mai, l’étude «How Dare They Peep into My Private Life?» (Comment osent-ils fouiller dans ma vie privée?) nous donne à voir un aspect encore méconnu du monde de la Ed Tech et du rôle qu’y tient, directement ou non, Google. Son contenu n’est rien moins qu’explosif.

Menée entre mars et août 2021 dans 49 pays (la Suisse ne figure pas parmi les pays étudiés), l’étude montre que, sur 164 applications dédiées, 146 offraient à des tierces parties – principalement des sociétés actives dans la publicité – un accès privilégié aux données personnelles des élèves sans que ceux-ci n’en aient conscience, ni les autorités compétentes d’ailleurs. 4/5e des applications opéraient ce type de collectes via des applications Google. Quant aux données collectées, bien souvent elles ne s’arrêtaient pas aux murs de la classe virtuelle et concernaient la famille et les amis.

S’il ne fait aucun doute que l’urgence imposée par les divers confinements à travers le monde a poussé les autorités à faire l’économie de mesures de précaution idoines, soyons certains que le monde de la Ed Tech – dont Google fait partie – a su saisir l’occasion qui lui était offerte. Le scénario est connu de longue date: vous offrez à l’autorité compétente un produit, souvent sans qu’elle ait à délier les cordons de la bourse, tout en l’assurant qu’il ne pose aucun problème à l’utilisation. Ce faisant, comme le remarque HRW, vous reportez le coût de l’opération sur les élèves qui vont le payer en abandonnant, malgré eux, leurs droits à la confidentialité. Même lorsque les gouvernements ont mis au point leurs propres applications, il s’est trouvé que la plupart de celles-ci violaient ces droits.

HRW recommande que chaque pays, y compris ceux qui ne sont pas concernés directement par cette étude3>En Suisse, cela voudrait dire, tenant compte de la compétence cantonale en la matière, chaque canton., conduise immédiatement des audits. Toute donnée personnelle captée devrait être identifiée et effacée dans les plus brefs délais. L’ONG rappelle enfin une évidence, pourtant ignorée par bien des administrations publiques: il est normal de payer un outil, numérique ou non. Si celui-ci est gratuit, c’est que votre attention est le produit. Ici nous parlons de celle des enfants et des jeunes gens, la plus précieuse de toutes.

Notes[+]

Géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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