Contrechamp

Un jeune désespoir

«Aujourd’hui, j’ai donné une conférence sur le climat dans mon ancienne école secondaire à Genève – et j’ai reçu un cours magistral sur nos défaillances. Ceci est l’histoire d’une journée qui m’a bouleversée.» Professeure en économie écologique et coautrice du dernier rapport du GIEC, Julia Steinberger livre une éclairante expérience d’enseignement vécue début mai.
Un jeune désespoir
Protestation à Francfort (A), en janvier 2022, contre l’écoblanchiment de l’énergie nucléaire et du gaz naturel, inclus dans la liste des énergies «durables» de la taxonomie européenne. KEYSTONE
Climat

Ce n’était pas ma première conférence sur le climat dans un lycée. En 2019, j’ai été invitée par les grévistes du climat genevois à faire le tour des lycées le matin de leur première grève. J’y suis allée, avec un ami, faisant la course sur nos vélos d’école en école, autant que nous pouvions en atteindre durant la matinée. A l’époque, l’ambiance était électrique, enthousiaste, engagée. Les étudiant·es avaient pris le contrôle: iels allaient mettre leurs préoccupations et les besoins de leur génération au premier plan. Iels allaient tout faire bouger. Iels ont posé de nombreuses questions: sur la science du climat, les projections, les impacts, les actions. Tout le monde était enthousiaste à l’idée de participer et d’apprendre.

Trois ans (et une pandémie) plus tard, l’ambiance n’aurait pas pu être plus différente. Je l’ai senti pendant que je parlais. Un murmure général dans l’auditorium rempli de jeunes de 16 et 17 ans, qui s’atténuait parfois un peu, mais ne disparaissait jamais vraiment. Je pensais peut-être que les sujets spécifiques dont je parlais ennuyaient les étudiant·es. Les sources d’émissions, les tendances, les probabilités d’impacts spécifiques, les types de mesures d’atténuation… Je suis passée de sujet à sujet, en espérant en trouver un qui les intéresserait. Et à la fin, pendant les questions-réponses, le problème central est finalement sorti au grand jour.

En état de frustration et de trahison profondes

Une étudiante a pris le micro, et l’a gardé. Ses questions sont venues, rapides et claires, et ont été largement applaudies par ses pairs. Elle était clairement en train d’exprimer le sentiment dans la salle. De mémoire, voici de certaines de ses questions.

• «Pourquoi êtes-vous venue faire cette conférence? Nous ne pouvons rien faire. Seuls les politiciens, seuls les chefs d’entreprise peuvent apporter les grands changements dont vous parlez. Pourquoi ne leur parlez-vous pas?»;

• «Pourquoi nous parlez-vous d’optimisme [je n’en avais pas parlé, en fait, mais peut-être ma présentation avait-elle été annoncée comme telle?] et d’actions possibles, alors que nous savons tous que rien de tout cela ne sera mis en œuvre?»;

• «Toutes les personnes au pouvoir connaissent ce problème depuis si longtemps. Et pourtant, le GIEC sort rapport après rapport, expliquant que nous devons agir en quelques années seulement – et rien ne se passe, rien ne change. Pourquoi pensez-vous que la conférence que vous nous adressez peut faire bouger quelque chose?».
J’ai répondu du mieux que j’ai pu – certainement pas très bien. Je me suis rendue compte que les temps avaient changés, et que les jeunes de 16 ans d’aujourd’hui se trouvaient dans un moment bien au-delà de celui où se trouvaient celles et ceux de 2019. Leur état d’esprit était celui d’une frustration et d’une trahison profondes. Pessimisme, voire désespoir, peut-être, mais aussi dédain. J’avais échoué, c’est certain, mais il était clair que les autres adultes de leur vie avaient aussi échoué. J’en ai été secouée.

Pendant le reste de la journée, jusqu’à maintenant, j’ai réfléchi à cette expérience, à ce que cette étudiante et d’autres personnes dans l’auditorium ont dit, au sentiment qui régnait dans la salle. Voici ce que j’ai appris.

Premièrement: j’aurais dû écouter avant de parler. Je suis arrivée avec une présentation classique sur le climat, pleine de graphiques, de faits et de citations du GIEC. Iels n’en n’avaient pas besoin. Au lieu de cela, j’aurais dû leur laisser le temps et la place pour dire ce qu’iels avaient envie de dire, d’exprimer ce qu’iels voulaient entendre. En tant que chercheuse universitaire, j’ai constamment peur d’être interrogée sur des sujets qui ne relèvent pas de mon expertise, et je suis donc naturellement terrifiée à l’idée de ne pas avoir 200 diapositives Powerpoint à portée de main. Mais il ne s’agit pas de cela. Il ne s’agit pas de mon expertise. Il s’agit d’entendre ce que les étudiant·es pensent et veulent. Nous, les adultes, avons dérapé: c’est à leur tour d’avoir une chance de conduire.
J’ai décidé de mettre en pratique ce principe «d’écouter d’abord» l’après-midi même avec mes étudiant·es universitaires. C’était formidable. Une expérience extraordinaire. Je vous en dirai plus dans un instant…

Deuxièmement: iels avaient besoin d’en savoir plus sur le pouvoir et le changement. Les étudiant·es se sentaient clairement impuissant·es et pensaient que le changement était hors de leur portée. Iels connaissaient l’action citoyenne, le droit de vote, les manifs, les grèves, mais rien de tout cela n’avait fonctionné, et iels ne voyaient pas la trajectoire de lutte dont iels pourraient s’inspirer ou qu’iels pourraient pousser plus loin.

Iels n’avaient pas besoin d’entendre parler de trajectoires d’émissions: iels avaient besoin d’entendre parler de trajectoires de lutte populaire, quand et comment des personnes sans pouvoir ont changé le monde.
Je m’y connais un petit peu en la matière, parce que j’essaie aussi d’en apprendre davantage, et j’aurais pu leur donner des éléments d’une de mes présentations sur l’activisme. Ce serait loin d’être parfait, mais quand même beaucoup mieux.

Troisièmement: de quoi est faite la trahison? Ce matin, à l’école secondaire, je n’ai pas eu le temps de demander aux étudiant·es ce qui alimentait leur frustration et leur trahison, alors cet après-midi j’ai demandé à mes étudiant·es universitaires ce qu’iels pensaient que cela pouvait être. Voici l’essentiel de leurs réponses.

• «Les adolescent·es admirent les adultes (vraiment!), comme des personnes responsables qui les guident et les protègent. Iels voient les politicien·nes comme les ‘adultes des adultes’ [cette expression m’a bouleversée.] Voir des politiciens qui savent ce qui se passe mais qui n’agissent pas, et des adultes autour d’eux qui font de même, les perturbe profondément.»

• «Les accords internationaux, les réunions de la COP se succèdent comme de grands spectacles médiatiques, mais sont ensuite vides de substance et de changement. Puis les dirigeant·es et les médias se retournent et rejettent la faute sur les individus, comme si nous étions les seul·es à pouvoir faire quelque chose.»;

• «Tout le monde sait, et personne n’agit comme si cela comptait réellement. Personne ne prend la réalité de la crise climatique au sérieux. Tous les jours, sur Instagram, nous voyons des personnes que nous connaissons prendre des vols juste pour le week-end. Tout le monde est au courant et tout le monde s’en fiche. C’est juste de l’hypocrisie ouverte.»;

• «Les rapports du GIEC sont de plus en plus désespérés, les déclarations de plus en plus pressantes. C’est toujours ‘3 ans pour sauver la planète’ mais ensuite rien ne change.»;

• «Il y a une évolution, car lorsque le mouvement de grève climatique a commencé, il luttait contre le déni climatique collectif. Personne ne parlait de la crise climatique. Maintenant, la crise climatique est beaucoup plus visible, mais comme personne n’agit, il semble qu’il y ait un choix collectif délibéré de condamner de nombreux êtres humains à la mort.»;

• «Tant de marques font des slogans publicitaires, sortent des super déclarations qui ne sont que du greenwashing. Même chose pour les déclarations politiques: de grands discours publics, mais ensuite aucune action.»;

• «Nous avons vu que le covid et la guerre de la Russie contre l’Ukraine peuvent vraiment provoquer des changements du jour au lendemain – mais pour le climat, qui est censé être une vraie crise aussi, rien n’est fait.»;

• «Le système est bloqué, enlisé. Personne ne sait comment le faire bouger. En fait, les adultes s’identifient davantage au système qu’à la réalité de la crise climatique.»

Quatrièmement: une déchirure dans le temps. J’ai donc appris beaucoup de choses aujourd’hui. J’ai appris que les jeunes qui ont attiré l’attention du monde sur la crise climatique ne considèrent pas nécessairement cette attention comme une victoire. A l’époque, lorsque le silence et le déni régnaient, l’inaction pouvait s’expliquer par le fait que le climat n’était pas un sujet suffisamment important pour que quiconque s’en soucie ou agisse. En grande partie grâce aux grèves climatiques de 2018-2019, le climat a grimpé en flèche au sommet de l’agenda public, en surface du moins.

Et par conséquent, l’inaction est désormais perçue comme un choix délibéré et inévitable. Les adultes (et leurs adultes) savent qu’iels blessent et nuisent aux jeunes, et iels continuent à le faire. La souffrance et le désespoir sont immenses. Pas étonnant que les lycéen·nes marmonnaient pendant que je leur parlais des émissions, des degrés de réchauffement et des impacts. Rien de tout cela ne semble avoir d’importance. C’est comme venir dans une école de l’ère victorienne, faire remarquer aux élèves qu’on utilise des bâtons pour les battre, et que les coups font mal. Ben, oui. Iels le savent déjà. Ce qu’iels on besoin de savoir, c’est comment retirer le bâton aux adultes. Iels ont besoin de savoir comment devenir un contre-pouvoir qui peut nous empêcher de leur faire du mal.

Et c’est pourquoi j’aurais aimé avoir au moins l’opportunité de discuter avec eux de l’activisme et des trajectoires de lutte. Parce qu’iels ont au moins une petite chance de devenir ce contre-pouvoir, de retirer le bâton climatique aux adultes (et à nos adultes). Oui, l’information seule ne suffit pas. Mais il y a tellement plus à faire.

Epilogue: une bonne leçon

J’ai donc appris quelque chose aujourd’hui, et j’espère que vous aussi. J’ai voulu écrire cela, pas de manière élégante, mais rapidement, parce que c’était très important pour moi et que je voulais partager ce qu’a été cette journée.
Le matin, j’ai échoué, mais l’après-midi, j’ai appliqué ma première leçon, et j’ai demandé à mes étudiant·es universitaires ce qu’iels voulaient penser et entendre. Iels ont répondu beaucoup de choses, mais surtout que l’enseignement qu’iels avaient reçu jusqu’à présent était trop axé sur les problèmes, et qu’iels voulaient apprendre à travailler sur des solutions: ce à quoi elles ressembleraient dans divers secteurs professionnels. Iels voulaient savoir quels leviers actionner pour changer les systèmes politiques et économiques entrelacés. Iels voulaient connaître les aspects juridiques et commerciaux de la transformation systémique. Et iels voulaient avoir plus d’occasions de discuter de leur formation et de son orientation.

Alors… j’ai jeté la présentation Powerpoint que j’avais préparée. A sa place (roulement de tambour), j’ai parcouru les diapositives du GIEC AR6 WG3 sur les solutions sectorielles, et nous avons discuté de chacune d’entre elles tour à tour, dans la mesure de mes compétences. Nous avons également discuté de la capture de l’Etat par les intérêts fossiles, des groupes de pression industriels, des lobbys et des obstacles au changement, des nouvelles technologies et du colonialisme, et de la nécessité de considérer son travail comme un effort pour parvenir à une transformation systémique. Ce fut l’une des meilleures expériences d’enseignement que j’aie jamais eues. Il y avait des sourires, de l’enthousiasme, de l’incrédulité, des expressions de frustration, des rires et toute la gamme des efforts humains. Quoi qu’il en soit, je n’ai plus ressenti de trahison.

Julia Steinberger est professeure d’économie écologique à l’Université de Lausanne, coautrice du rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) d’avril 2022 et militante climatique. Ce texte a été rédigé le 11 mai 2022.

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