Refonder politiquement le territoire
L’urbanisme opérationnel – c’est-à-dire un urbanisme capable de garantir l’enchaînement efficace des différentes opérations et actions de transformations publiques et privées de l’environnement construit, dans le but de construire des villes toujours plus habitables – doit être aujourd’hui repensé dans ses fondamentaux. En effet, il apparaît dans notre pays de plus en plus en situation d’échec sociétal, en tout cas au regard des récents épisodes controversés concernant les enjeux globaux de ces opérations et actions.
Refus dans les urnes des projets de densification, démultiplication des mobilisations populaires (pour le climat, le vélo, contre les infrastructures routières, etc.), manifestations contre l’abattage d’arbres, occupations de terrain et autres ZAD… Ces dernières années, les luttes et controverses territoriales ont pris de fait une force qui résonne en intensité avec les fameuses «luttes urbaines» des années 1970. A cette époque une «nouvelle gauche» émergeait, défendant à la fois l’émancipation des femmes, la protection de la nature, l’avortement, l’abolition du nucléaire, l’autogestion, et plus largement le «droit à la ville» pour toutes et tous, sans que les différentes factions n’aient pu jamais se mettre d’accord ni sur ce que pouvait être un tel droit, ni, surtout, sur ce que pouvait être une ville.
Victoire à la Pyrrhus
Par son discours critique des modèles urbains dits «fonctionnalistes», cette gauche, aujourd’hui considérablement recentrée sur des questions environnementales au détriment des questions politiques, remettait alors en question les différentes visions des libertés et des justices sociales promises par la rationalisation du territoire et les grands ensembles de logements construits dans les années 1960. La victoire – parfois à la Pyrrhus – de ces visions critiques de l’aménagement du territoire s’est accompagnée, à la suite des chocs pétroliers de 1973 et de 1979 et de l’affaissement des investissements immobiliers des années 1980, par une disparition des grands projets de densification.
Dans le même temps, les mobilités quotidiennes se sont considérablement accrues, sous l’impulsion des processus de métropolisation à l’œuvre à Zurich, Bâle et Genève, progressivement transformées en «petites villes globales». Dès la fin des années 1990, ces centres urbains ont encore renforcé leur attractivité, au niveau international aussi, et ont connu une croissance des emplois sans précédent, induisant par ailleurs de sérieux problèmes d’aménagement du territoire, avec un impact certain sur les territoires périurbains, ruraux ou montagnards situés au-delà de ces centres.
Pour faire face à ces défis, on a cherché dès le dernier quart du XXe siècle à concilier les enjeux démographiques et financiers en développant des «quartiers durables» à haute densité. En associant ingénieur·es, architectes, urbanistes, paysagistes, sociologues, promoteur·trices, et habitant·es, ces quartiers denses devaient contribuer à l’édification d’une ville compacte aux vertus écologiques, sociales et économiques. La démultiplication d’indicateurs et de labels devait permettre de garantir ces différentes qualités par des protocoles robustes, en forçant les pouvoirs publics à intégrer à leurs travaux les processus dits «participatifs».
De résistances en nouvelles alliances
S’il est indéniable que ces efforts ont permis certaines réalisations de qualité, les fortes résistances qui ont récemment émergé dans les plus grandes villes suisses, mais également dans quelques-unes des plus petites, laissent entendre que le modèle n’est pas si convaincant que cela face à l’ampleur des défis techniques et politiques de la transition. Aujourd’hui, ce modèle est de plus en plus rejeté par la population et il mérite donc d’être fondamentalement repensé.
Néanmoins, ce travail de refondation politique est encore tenu à distance par la puissance publique et les milieux professionnels. Ainsi, par exemple, les mouvements citoyens de protection contre la densification, notamment celle des zones de villas, et les mobilisations s’opposant à l’abattage d’arbres ne sont guère pris au sérieux et font l’objet de critiques acerbes de la part des milieux politiques et professionnels, qui les associent à une forme de sentimentalisme ou, pire encore, à un énième avatar d’un conservatisme «paysan».
S’il est vrai que la ligne de démarcation entre ouverture critique et repli conservateur est toujours ténue, ce serait à notre avis une erreur que de balayer avec dédain ces résistances. Au contraire, elles pointent vers des changements plus profonds de notre rapport au territoire et au vivant.
La crise climatique et, plus largement, les enjeux écologiques travaillent désormais en profondeur nos cadres de pensée et induisent une reconfiguration des questions politiques. On peut parler ici de véritables controverses socio-écologiques où se jouent ensemble la redéfinition de notre rapport au vivant et celle de nos boussoles politiques.
Dans ce jeu de recomposition ou décomposition des savoirs et des discours politiques, on voit émerger de nouvelles alliances entre enjeux écologiques et partisans. On assiste par exemple à la montée en puissance d’un «populisme vert» déployant l’argument écologique pour avancer ses idées anti-migrations. Dans un autre registre, les associations de défense de petits propriétaires dessinent de nouvelles collaborations avec des militants écologistes soucieux de préserver la biodiversité et de contrer les avancées du bétonnage. Plus largement, les partis de gauche connaissent, comme cela avait été le cas dans les années 1970, de véritables divisions internes quant aux mesures nécessaires pour ce qu’il est devenu, depuis, habituel de nommer la transition et, in fine, la réarticulation des enjeux sociaux et environnementaux.
Manières de «revoisiner»
Pourtant, personne ne contestera l’idée que, l’un dans l’autre, les modèles de densification, de mobilité et de distribution des activités quotidiennes sont devenus des questions politiques essentielles. Il y a, en d’autres termes, une politisation renouvelée des enjeux d’urbanisation, du fait de leur inscription dans les transformations en profondeur des manières de vivre et de produire. C’est pourquoi, pour faire face à ces recompositions, il est fondamental de poursuivre le travail de réflexion de fond sur l’urbanisme du futur, en cela aussi qu’il ne sera sûrement pas le futur urbanisme que les professionnel·les s’attendent à trouver vers 2030 ou 2050, et alors que les milieux académiques et associatifs sont déjà dans l’invention et la création, pas toujours émancipatrice, des formes urbaines à venir.
S’il nous paraît nécessaire aujourd’hui d’écrire, depuis le laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, dans les pages du Courrier1>Cette page a vocation d’introduire la chronique «Vivre sa ville» proposée par le LaSUR, à découvrir prochainement en page Regards, ndlr., c’est qu’il nous semble que les scientifiques, en tant qu’experts, ne doivent pas ignorer la politisation des savoirs, ni faire taire les profanes. Il ne faut pas non plus que, toutes et tous, devenions des proto-expert·es, comme c’est de plus en plus le cas à propos des politiques de mise en garantie des qualités urbaines (l’architecte expert·e du bâti, le ou la sociologue expert·e du social, l’habitant·e expert·e de l’habiter, l’artiste expert·e de la culture, etc.).
Il faut au contraire mener l’enquête collectivement sur les manières dont on peut revoisiner, c’est-à-dire coexister avec les humains et les non humains dans des formes de proximité sociales et spatiales réinventées. Les résultats de nos recherches doivent être utilisés pour ouvrir de nouveaux champs d’investigation, poser de nouvelles questions, se joindre à la pensée collective de mondes possibles et pluriels, plutôt que de se vouloir les éternels guidelines d’un chemin déjà tracé depuis l’aube de la modernité.
Voilà quelques-unes des questions et étonnements professionnels et citoyens que les chercheur·es du Laboratoire de sociologie de l’EPFL souhaitent proposer à la discussion.
* Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l’EPFL.
Notes