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Toujours contre l’OMC

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Via Campesina appelle à se mobiliser, le 11 juin, contre la Douzième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui se tiendra à Genève du 12 au 15 du même mois. Fondée en 1995 en tant que successeur de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), l’OMC a été à la fois l’outil et l’étendard idéologique de la deuxième période néolibérale (1990-2010). Elle est représentative du paradoxe du néolibéralisme: la dérégulation massive des marchés ne pouvait se réaliser que dans le cadre d’une organisation bureaucratisées (elle dispose d’un budget de 200 millions de francs suisses).

Dans une tentative de défendre cette organisation, Pascal Couchepin, alors conseiller fédéral, notait que: «Le passage du GATT à l’OMC en 1995 et l’extension du système du commercial international […] ont fait faire un grand pas au commerce international et contribué, partant, à la prospérité des Etats membres et de leurs citoyens.» Rien n’est plus faux que cette idée de prospérité partagée. Entre 2001 et 2014, le déficit alimentaire de l’Afrique de l’Ouest est passé de 141 millions à 2,1 milliards d’euros. 1>Jacques Bertehlot, «L’agriculture africaine dans la tenaille libre-échangiste», Le Monde diplomatique, octobre 2017.

La crise alimentaire de 2007-2008 est également le symbole de l’échec de ce multilatéralisme néolibéral. La réalité, dans le domaine de l’agriculture, c’est que l’OMC a permis de préserver la domination des anciens empires coloniaux.
L’accord de 1994 devait permettre un «meilleur accès au marché» et, partant une augmentation des recettes des exportations des pays des Suds.

Lorsque, au début des années 2000, il devint évident que c’est l’effet contraire qui se produisait, la solution choisie fut d’aller plus loin encore dans le sens de la libéralisation. Cette solution ne prenait pas en compte le fait que même si les pays des Suds parvenaient à un «meilleur accès au marché», leur dépendance aux importations, notamment de produits céréaliers (blé, farine, voire pain), s’accroissait en même temps. C’est ce que vint bientôt confirmer la crise alimentaire de 2007-2008. 2> Dominique Baillard, «Comment le marché mondial des céréales s’est emballé», Le Monde diplomatique, mai 2008.

Si les objectifs affirmés d’une égalisation des termes des échanges commerciaux n’ont pas été réalisés, les sociétés de négoce de matières premières, elles, ont largement profité des accords de libre-échange. Selon Marc Guéniat, en 2012, «rien qu’à Genève, le secteur compte plus de quatre cents sociétés, pour un chiffre d’affaires de 800 milliards de francs suisses (666 milliards d’euros) et près de neuf mille emplois directs.» 3>Marc Guéniat, «Les géants des matières premières prospèrent au bord du lac Léman», Le Monde diplomatique, décembre 2012.

L’OMC est aujourd’hui dans une impasse. D’une part, le fait que les prévisions des opposant·es à l’organisation se soient réalisées jette le doute dans des fractions de plus en plus larges des populations sur les objectifs réels de ces accords de libre-échange. Les justifications à la Pascal Couchepin sont donc de plus en plus difficiles à faire admettre. D’autre part, l’OMC subit la crise générale du multilatéralisme. Donald Trump, par exemple, a menacé de retirer les Etats-Unis de l’OMC et refusé de nommer des membres de l’instance arbitrale de l’organisation, rendant son fonctionnement pratiquement impossible.

Pour les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron 4> Marlène Benquet, Théo Bourgeron, La finance autoritaire, éd. Raisons d’agir, 2022. , cette crise du multilatéralisme marque l’entrée dans un nouveau régime d’accumulation du capital. Le néolibéralisme, ses traités et ses organisations seraient en voie d’être remplacés par la «finance autoritaire», un régime d’accumulation idéologiquement fondé sur l’idée libertarienne d’un Etat minimal réduit à son monopole de la violence physique.

Si elle s’avère exacte, cette hypothèse ouvre des perspectives de dispositifs encore plus brutaux de dépossession des ressources naturelles et des savoir-faire agricoles locaux.5> Marlène Benquet, Théo Bourgeron (éd.), Accumulating Capital Today Contemporary Strategies of Profit and Dispossessive Policies, Routledge, 2021, notamment la partie 1. C’est pourquoi, même si l’OMC semble en perte de vitesse, il faut répondre à l’appel de Via Campesina et manifester contre le capitalisme et ses avatars le 11 juin prochain à Genève.

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Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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