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«Un drame qui se heurte au discours juridique»

Carla Hunyadi livre le récit d’une récente audience au Tribunal civil de Genève à laquelle elle a assisté en tant qu’étudiante en droit. Un jeu de plaidoiries portant sur la prescription de l’action en justice d’une victime de la Depakine et sa famille contre le fabricant Sanofi.
Justice

Les avocats se serrent cordialement la main. Quelques journalistes sont présents. Je suis intriguée, un peu intimidée. Je ressens des bribes de tension de part et d’autre de la pièce, comme si quelque chose d’important était sur le point de se jouer. Les plaidoiries débutent. Moi qui voulais assister à une petite audience, je comprends rapidement qu’il s’agit en fait du premier procès civil concernant le médicament Depakine en Suisse.

La Depakine. Puissant anti-épileptique commercialisé par le groupe Sanofi, objet depuis quelques années de multiples scandales et procès en Europe. On a découvert que, prescrit à des femmes enceintes, il peut provoquer de graves malformations et des troubles neuro-développementaux chez le fœtus. Depuis 2015, Sanofi a modifié la notice du médicament, qui énumère désormais clairement les risques. Trop tard pour Simon et ses parents.

Natascha, la mère, s’est vu administrer ce médicament alors qu’elle était enceinte de son fils. Ils ont vu les années de souffrance infligées à leur enfant: problèmes respiratoires, malformation du thorax, difficultés d’interaction sociale. La famille porte plainte en 2017, reprochant à Sanofi et au médecin de ne pas les avoir dûment informés, alors que, selon eux, les risques étaient connus de la communauté scientifique. Mais cinq ans après le dépôt de la plainte, un an et demi après l’ouverture du procès, on en est encore à la question de la prescription. Le délai de dix ans après les faits est-il passé?

C’est le seul objet de l’audience de ce jeudi 5 mai. Les avocats du jeune homme, aujourd’hui majeur, s’appuient sur un arrêt européen qui considère que la sécurité juridique de la prescription ne doit pas constituer une barrière infranchissable à l’accès à la justice. Simon a droit à l’ouverture d’un vrai procès sur le fond pour savoir qui est responsable de son état de santé, répète plusieurs fois son avocat, visiblement très impliqué dans cette affaire.

Par ailleurs, on ne peut pas exiger des parents de Simon qu’ils agissent en justice avant même de faire le lien entre l’état de santé de leur fils et la Depakine. Et ce n’est qu’en 2016 que Natascha prend connaissance, par la presse, des sérieux troubles provoqués par ce médicament. Simon a donc bien agi à temps et les juges ne doivent pas se limiter à une application rigide du délai de dix ans.

Une fois la plaidoirie terminée, les parents, visiblement reconnaissants, échangent une moue approbatrice. Au contraire, la partie défenderesse, représentant Sanofi, rappelle que les juges doivent se contenter d’appliquer la loi. C’est le délai de dix ans qui s’applique, et il est par conséquent manifestement échu. C’est aussi simple que cela. Les parents de Simon, assis derrière leurs avocats, s’agacent.

C’est en fait un drame qui se joue aujourd’hui et qui se heurte au discours juridique aride et abstrait de la loi.

L’audience est terminée, les parties se lèvent et quittent la salle. Le jugement ne sera pas rendu avant des mois. La souffrance de la famille attendra.

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