Solidarité sélective?
Les réactions concernant la différence de traitement entre réfugiés ukrainiens et ceux issus du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne se multiplient, entre indignation et normalisation, certains évoquant la mise en place d’un «double standard», d’autres justifiant une hospitalité naturelle pour des personnes ayant une proximité culturelle et géographique évidente. Chiffres sur l’immigration tronqués ou parcellaires, analyse lacunaire des raisons de l’exode, immigrés accusés de dérober les prestations sociales du pays hôte, questionnement sur le genre des réfugiés et doute sur l’absence de femmes et d’enfants dans les populations demandant l’asile: ces contributions ont en commun de vouloir faire apparaître comme évident le déploiement de politiques migratoires différenciées.
La rhétorique de la proximité assumée
Pour les organisations non gouvernementales, ce conflit n’est pas sans rappeler la guerre de Bosnie, où les bonnes volontés individuelles s’étaient organisées pour prêter assistance à «nos frères slaves», tandis que le Rwanda disparaissait sous le joug de violences à caractère génocidaire dans la relative indifférence des pays européens. Plus récemment, en 2015, le monde découvrait avec stupeur l’image d’Aylan Kurdi, ce petit garçon syrien retrouvé mort sur une plage de Turquie. La France et l’Allemagne avaient alors décidé de travailler sur «des propositions communes pour organiser l’accueil des réfugiés et une répartition équitable en Europe».
On se souvient du discours de la chancelière allemande Angela Merkel («Wir schaffen das!» – «Nous y arriverons!») et de l’ouverture d’un passage permettant aux demandeurs d’asile de transiter des frontières grecques aux frontières allemandes. Bien que de courte durée – les Etats européens auront tôt fait de passer un accord avec la Turquie pour exclure ces mêmes réfugiés syriens de l’asile européen – cette soudaine solidarité n’a pas été étendue aux enfants ivoiriens, sénégalais ou érythréens, dont les images des corps perdus en mer entre la Libye et les côtes italiennes étaient pourtant une toute aussi choquante réalité.
Hélas, nous sommes depuis longtemps rompus à la rhétorique de la proximité assumée qui justifie une hospitalité variable, celle consistant à cliver les intérêts des individus sur fond d’une similarité réelle et quelquefois supposée, parfois temporaire, entre personnes qui partageraient une communauté de valeurs. Si l’on ne peut que se réjouir de la générosité des populations européennes envers l’afflux de familles fuyant la guerre, on pourrait se questionner sur le caractère contingent de politiques publiques qui font d’un réfugié un étranger par essence, soit un groupe humain qu’on pourrait, sans hésiter, laisser sombrer en Méditerranée ou accueillir dans des conditions dramatiques dans des geôles libyennes.
Ainsi, l’agence Frontex en charge du contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen, notamment en Méditerranée, a enregistré un nombre record d’opérations de retour forcé le premier semestre 2021: environ 8200 personnes non européennes ont vu leur demande d’asile rejetée, soit une augmentation de 9% par rapport à 2019, c’est-à-dire avant la pandémie à Covid 19. La même année, des réfugiés syriens et afghans mourraient aux portes de la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, cette dernière examinant alors la possibilité de construire un mur «anti-migrants». Pour la Grèce, l’édification de murs à la frontière avec la Turquie afin de stopper les arrivées de demandeurs d’asile en provenance essentiellement d’Afghanistan s’est achevée en août dernier.
Dès le début des hostilités en Ukraine, la Pologne a accepté de recevoir un million de réfugiés alors que le premier ministre bulgare justifiait son hospitalité en soulignant à quel point ces populations étaient intelligentes et éduquées, en référence implicite aux vagues de migrations précédentes. D’autre part, les ressortissants de pays tiers, dont des étudiants étrangers non européens, se sont vu refuser l’accès dans certains pays d’accueil notamment à la frontière polonaise. A ce titre, la guerre en Ukraine catalyse la résurgence de propos xénophobes que l’on pensait oubliés, spécialement quand ils se cachent derrière une solidarité sélective.
Il n’est hélas pas rare de lire ou d’entendre que les réfugiés demanderaient notamment l’asile pour profiter des aides sociales, appauvrissant ainsi leur pays d’accueil. Or cette affirmation est sans fondement et contredit les analyses sérieuses sur le sujet, notamment celle de l’OCDE, qui relève que la contribution fiscale des immigrés est supérieure aux dépenses consacrées à leur protection sociale, leur santé et leur éducation. Il convient également de noter que le statut de protection S en vigueur en Suisse, s’il permet au nouvel arrivant d’exercer rapidement une activité lucrative, ne lui ouvre pas des droits à l’ensemble des prestations sociales. D’autre part, et malgré la récurrence de propos faisant état d’une immigration essentiellement composée d’hommes, il conviendrait de revenir sur les nombreuses études soulignant que la proportion de femmes varie grandement selon la nationalité des demandeurs d’asile.
Notons enfin que les hommes entament plus souvent un parcours d’exode parce qu’ils sont portés par la préoccupation de pouvoir subvenir à distance aux besoins de leur famille et en raison des violences faites aux femmes sur la route migratoire. A titre d’exemple, en 2019 (dernière année pour laquelle le Haut Commissariat pour les réfugiés dispose de données complètes), 8347 Syriennes et 9897 Syriens étaient réfugiés en France, alors que la majorité des immigrés résidant en Occident sont des femmes. Même constat dans les camps autour de la Syrie, lesquels accueillent sans conteste le plus grand nombre de cette population, où la proportion hommes/femmes reste sensiblement identique. Enfin, en Allemagne, une étude de l’Institut fédéral pour la recherche démographique souligne l’intégration réussie de la grande majorité des réfugiés issus de Syrie et d’Erythrée.
Un simple principe d’humanité
La peur de l’étranger, si elle est immémoriale, devrait inciter à plus de clairvoyance sur ce qui est hier comme aujourd’hui une communauté de destins entre les sociétés dites du Sud ou du Nord. De la haine du «rouge» des années 1920 en Europe de l’Ouest à celle du supposé terroriste au siècle suivant, des réflexions plus distanciées et moins idéologiques seraient bienvenues sur les conséquences dramatiques des politiques de rejet, voire de stigmatisation des populations migrantes.
La solidarité entre les pays s’avère nécessaire non seulement en ce qui concerne la sécurité des Etats, mais également en matière économique, sociale, climatique. Les lignes de fractures politiques qui opèrent aujourd’hui en Europe et ailleurs devront trouver un espace de conciliation au-delà de la générosité et de l’émotion spontanées des sociétés. A ce titre, la mesure de protection temporaire adoptée par le Conseil européen pour les réfugiés fuyant la guerre en Ukraine devrait être étendue à toute personne arrivant à la frontière, sans mener une politique de tri inique fondée sur la nationalité ou la couleur de peau des individus.
L’application du droit international, s’il veut garder un sens, ne peut dépendre des intérêts géostratégiques des Etats ou de leurs préférences culturelles quand il s’agit d’octroyer le droit d’asile. Si l’on peut comprendre que certaines populations préfèrent trouver refuge non loin de leurs pays d’origine et envisagent toujours de pouvoir y retourner, l’unité politique de l’Europe implique peut-être de prendre en compte un principe d’humanité simple, qui a fait ses preuves dans l’histoire, soit un accueil bienveillant pour celles et ceux qui éprouvent le besoin universel et légitime de fuir un conflit sanglant et d’assurer ainsi la protection de leurs proches, ou simplement d’entrevoir l’espoir d’un avenir meilleur.
la nationalité comme critère d’exclusion à l’asile
Le statut de réfugié selon la Convention des Nations Unies de 1951 est octroyé aux personnes fuyant certaines formes, bien définies, de persécutions, qui se trouvent hors du pays dont elles ont la nationalité et ne peuvent se réclamer de la protection de ce pays.
Le terme «migrant» n’a pas de définition universellement reconnue en droit international. Communément, il désigne toute personne qui quitte ou a quitté son pays – volontairement ou de manière forcée – et se retrouve dans un autre pays de manière temporaire ou durable.
Bien que la persécution sur la base de la nationalité soit prévue par le droit des réfugiés comme un des critères donnant droit à une protection internationale, la nationalité seule du demandeur d’asile n’est pas une information suffisante pour statuer sur la légitimité d’une demande d’asile. Le droit de demander l’asile est un droit universellement reconnu à tout individu quelle que soit son origine. Pourtant, les Etats font de plus en plus recours au concept de «pays d’origine sûrs» pour accélérer les procédures d’asile et en exclure le plus grand nombre. Les personnes en provenance de ces pays rencontrant alors de grande difficulté pour faire entendre leurs histoires et obtenir protection. On présume le caractère purement économique de leur fuite, opposant «réfugiés» et «migrants» comme des catégories contradictoires et opposées.
L’une devant laisser la place à l’autre. La réalité est pourtant bien différente et les critères utilisés pour déterminer qui mérite protection par définition politisés et arbitraires. Les raisons qui poussent les individus à fuir sont très souvent complexes et multifactorielles. Les personnes qui fuient la guerre, la famine souhaitent et ont le droit de travailler comme tout le monde dans leur pays d’accueil. Les migrants dits «économiques» fuient de plus en plus souvent les effets du changement climatique ou de violations des droits de l’homme généralisées.
Cette logique de tri imposée par les Etats aux frontières et dans l’asile est aujourd’hui inadaptée à cette réalité d’une migration forcée, complexe et bien différente de celle de 1951. MSF
Françoise Duroch est coordinatrice de l’Unité de recherche sur les enjeux et pratiques humanitaires (UREPH), MSF Suisse, Genève, Aurélie Ponthieu est directrice du Département d’analyse, MSF Belgique, Bruxelles.