Le mot de la traductrice Eva Marzi
Le mot de la traductrice
Eva Marzi présente la poésie de Matteo Ferretti, qui est un appel urgent à la lutte et à la révolution, un cri de ralliement pour «entrer au cœur du sauvage», entrelacée de références, de réflexions historiques et de citations. Sa traduction cherche à respecter cette urgence au changement, à penser autrement.
La formation de l’ombre. Notes sur le sauvage s’ouvre sur une citation du philosophe et poète américain du XIXe siècle, Ralph Waldo Emerson (1836): «À vrai dire, il existe peu d’adultes capables de voir la nature. La plupart des personnes ne voit pas le soleil.»
Voir la nature. Voir le soleil. La poésie de Matteo Ferretti, à bien des égards, s’inspire de la critique du leader transcendentaliste américain: les institutions (sociales, politiques, religieuses, alimentaires, etc.) corrompent la nature de l’humain, ainsi que son environnement. Pour Matteo Ferretti, le changement nécessaire et souhaité – un retour au sauvage – ne peut se faire qu’à travers le réveil de l’individu sensuel et sensible, empathique et décentré, capable de «penser avec une fleur», de «lire dans les flammes», de «penser en ouragan et de se consumer en espérances comme le feu». Ces notes sont un appel à la fondation d’une nouvelle communauté humaine, formée d’individus qui font le choix de se reconnecter l’un à l’autre et à la nature, de ralentir pour croiser le regard d’une biche, d’écouter le printemps qui «n’enseigne pas à naître/ mais à revenir/ à ne plus supporter une chose/ restée trop longtemps dans l’air». Mythe de l’éternel retour. Redécouverte du sauvage «comme un don et une possibilité». Le sauvage, dans la conception de Ferretti, est plus qu’un état de nature, qu’une matérialité: il se pratique par la pensée. En effet, dans la poésie de l’auteur tessinois, la nature n’a pas l’odeur de foins et d’alpages, de paysages champêtres ou de lacs glacés, de sommets aux faux airs de Pain de sucre, comme c’est le cas pour d’autres auteurs de langue italienne de sa génération tels que Paolo Cognetti. Le style, raffiné et philosophique, incarne une écriture qui se veut vision.
Ferretti est bien un écrivain visionnaire, comme le suggère le grand poète Fabio Pusterla. Celui qui regarde le feu poursuit une trajectoire vertigineuse: «Comprends (…) / Que dans les flammes tu existes/ en un mouvement continu et stellaire/ que nous n’oserons jamais /nommer.» La puissance particulière des images poétiques de Ferretti trouve son unité organique dans cette largeur de vue, convoquant l’histoire longue de l’humanité, le culte de la Déesse mère, la crise climatique vue par les chefs indigènes amazoniens, aux réflexions sur la possibilité d’un «don pur» en référence aux travaux du philosophe français Baptiste Morizot.
Mêlant poésies, réflexions historiques, références et citations, le défi principal, pour la traduction, a été de créer un passage fluide entre ces différents registres d’écriture, que l’auteur manie avec beaucoup d’harmonie et d’unité. Respecter le lyrisme des poèmes, leur caractère vertigineux et métaphysique, entrecroisés aux réflexions écologiques. Il fallait également lire entre les lignes pour déceler le solide background philosophique, les références intellectuelles, ésotériques voire alchimiques (implicites ou explicites) qui empreignent subtilement l’ensemble des poèmes, et ne pas les dénaturer.
Au-delà de la poésie, La formation de l’ombre est un appel urgent à la lutte et à la révolution, un cri de ralliement pour «entrer au cœur du sauvage». Héritier de l’appel lancé par Jack London il y a plus de cent ans, Ferretti réaffirme l’utopie d’un monde où le sauvage et la nature triompheraient enfin de la civilisation corruptrice et consumériste. La traduction a cherché à respecter le ton impératif et l’urgence au changement, qui est avant tout urgence à penser autrement, avec les sens, la poésie, et «à la faveur des éléments». «Crier pour faire place à demain», sans rien lisser, pour ramener le soleil dans notre horizon de pensées.
Eva Marzi