«Laisser des pays à la merci de M. Poutine?»
Mme Delajoux considère que Jean Ziegler «vit dans un monde révolu» et pose quelques questions auxquelles j’aimerais répondre. Plutôt que dans un «monde révolu», je pense que M. Ziegler vit dans l’illusion d’un monde meilleur à venir, où seraient enfin tirées les bonnes leçons du monde révolu.
Elle justifie la réaction de Vladimir Poutine qui voit «l’espace russe grignoté». La fin de la Guerre froide où nous vivons depuis une trentaine d’années signifie pourtant précisément la fin de tout «espace russe» tel qu’il était entendu durant cette guerre. Si victoire il y a eu, c’est celle d’une organisation des Etats libérés de l’emprise des deux grandes puissances.
Elle nous invite ainsi à «observer la situation géopolitique d’une manière globale» avec les yeux de M. Poutine, qui la voit encore dans l’esprit de la Guerre froide. C’est au contraire d’une observation actualisée dont nous avons besoin: un monde où les pays sont souverains et ni la Russie ni toute autre puissance n’a à imposer ses règles à aucun d’eux.
«Qu’auriez-vous fait à sa place?» En constatant que mes velléités apportent tout sauf la sécurité et le développement que je souhaite au peuple russe et à la Russie, j’aurais remis en question ma politique.
«Croyez-vous vraiment que les casques bleus de l’ONU sont encore d’une quelconque utilité?» Je crois que les casques bleus ne sont pas encore de l’utilité qui devraient être la leur. Et cela en raison des faiblesses de l’ONU entretenues par les membres du Conseil de sécurité: la Russie aujourd’hui, comme hier, à l’instar des Etats-Unis avant tout. Pour y remédier, il y a des changements à apporter à l’institution, comme ceux que propose M. Ziegler en l’occurrence.
«Il faut aussi voir qu’en Ukraine existent des fractions ultra-nationalistes, proches du nazisme, responsables d’exactions (…)». Oui il y a des extrémistes en Ukraine. Comme en Allemagne, les néonazis, et ailleurs. Mais leurs exactions auxquelles vous donnez crédit sont-elles documentées comme celles qui viennent d’être commises à Butcha et ailleurs? En le supposant vous jouez le jeu tellement nocif de la propagande officielle russe.
«Il faudrait désarmer l’OTAN et foutre la paix (…) à ces pays (ceux frontaliers de la Russie, je suppose?) et les laisser se débrouiller entre eux!» C’est-à-dire laisser ces pays à la merci de M. Poutine? Croyez-vous une seconde que cela calmera ses ambitions? Et que cela amènera une paix meilleure que celle revendiquée par M. Ziegler? Ce serait à n’en pas douter «foutre» la paix, quelle qu’elle soit! Alors, oui, «désarmons l’OTAN» mais à condition de d’abord désarmer la Russie: merci pour cette belle utopie.
Vous rejetez les «discours lénifiants et angéliques de l’ONU». Ils me semblent pourtant plus porteurs d’espoir que vos élans de realpolitik. Et au moins ils sont l’écho des porte-paroles de tous les pays du monde, réunis et en dialogue, quelque conditionné qu’il soit, encore, plutôt qu’en guerre.
Enfin, la référence à la politique migratoire européenne me semble relever d’un pur défaitisme: pourquoi dénoncer comme une incohérence l’accueil accordé aux Ukrainiens en fuite, alors qu’il peut rappeler celui qui avait été accordé aux Hongrois au lendemain des événements en 1956 et permettre d’espérer un changement au profit de tous les réfugiés?
«Faut pas rêver» sont vos derniers mots. Je dirais que justement si, il faut rêver. Et exiger que les rêves, visionnaires et porteurs d’espoir, deviennent réalité, enfin.
En hommage – sans réserve – à Jean Ziegler.
Yann Lenggenhager, Enseignant en histoire, Zurich.