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Quand nos enfants questionnent la guerre

Bien que les enfants de Suisse soient éloigné·es des zones de combat ukrainiennes, beaucoup savent qu’une guerre fait rage en Europe. Que demandent-ils? Et que peuvent faire les adultes pour les aider? Quelques pistes.
Société

Victoria, 7 ans, lève la main à la table du dîner. Bien que les adultes aient essayé d’être attentifs, l’anxiété dans la pièce a augmenté. «Bombardements», «civils», «réfugiés», les mots atteignent l’enfant. «On peut changer de sujet?» demande-t-elle. Certains enfants apprennent des nouvelles de la guerre par leurs parents, d’autres dans la cour de récréation. Des enseignant·es discutent aussi du sujet en classe. De nombreux enfants, comme Victoria, entendent les conversations anxieuses des adultes, lisent leurs expressions non verbales, captent l’anxiété et tirent leurs propres conclusions.

Les parents essaient-ils de les protéger des nouvelles? «Je n’essaie pas, dit la mère de Jo, 6 ans. La guerre est partout dans les journaux et à la radio de toute façon.» Elle m’envoie une vidéo. On y voit Jo pointer un fusil en plastique sur des rouleaux de papier-toilette alignés sur le sol. Il tire: «Tu es à terre, Poutine», lance-t-il, triomphant. Je m’approche d’un père qui construit une tour de cailloux avec son fils de 6 ans au bord du Rhône. «Nous n’avons pas de télévision, les enfants (de 4 et 6 ans) n’ont pas d’iPad, de portable, ou quoi que ce soit du genre, nous vivons dans une bulle.» Il ajoute: «Ils vont à l’école et à la garderie, et je ne pense pas qu’ils en aient parlé là non plus. Je me demande si notre stratégie est la bonne.»

La diversité des réponses reflète la diversité des modèles parentaux. Dans cette génération TikTok, l’enfant, beaucoup plus exposé aux médias que nous ne l’avons jamais été, a accès à des sources d’information et de désinformation dont les parents ignorent l’existence. Il est très difficile de filtrer l’accès de l’enfant à l’information. Pour la mère de Caio, 8 ans, d’origine libanaise, «le concept de guerre n’est pas étranger à mon fils, je lui ai raconté avoir grandi pendant la guerre. Nous parlons de la guerre en Ukraine et en d’autres endroits; il est assez conscient de ce qui se passe.»

La psychologue zurichoise Graciela Hoyos confirme: «S’il y a un âge où l’on est enclin à se battre et à s’engager dans une guerre honnête, c’est bien l’enfance. Les enfants se battent facilement pour des possessions et des territoires, motivés par la jalousie et l’envie, la voracité et l’avarice. Il y a des enfants qui préfèrent détruire leurs jouets plutôt que les partager. Le problème, c’est qu’à l’âge adulte, beaucoup de ces traits de caractère et de ces besoins émotionnels subsistent et s’exercent à plus grande échelle, touchant des millions de personnes.»

Giulian, 6 ans, a entendu parler de la guerre à l’école. Il était anxieux, raconte sa mère. «Il m’a demandé si c’était vrai qu’il y avait une guerre. Je lui ai dit la vérité. Puis il a demandé si la guerre allait venir chez nous. Je lui ai dit qu’il y avait peu de chances, mais que si c’était le cas, je l’emmènerais loin d’ici.» De nombreux parents se plaignent des généralisations qu’ils entendent. «Ils reviennent de l’école en disant ‘les Russes sont méchants’», relève Xavier, père de trois jeunes enfants (11 ans et des jumeaux de 6 ans). «Sans analyse subtile, la nuance est difficile à transmettre. Nous devons les aider à comprendre la différence entre le peuple russe et le choix fait par ses dirigeants d’attaquer. Le réductionnisme qui nous entoure est écœurant. On voit des statues d’artistes russes vandalisées, des gens qui demandent que les rues Dostoïevski soient renommées, etc. Lorsque les adultes perdent l’équilibre, que disons-nous à nos enfants? Les jumeaux ont récemment demandé si Genève allait être bombardée…»

Felipe, 7 ans, et ses amis ont fondé deux clubs en classe, un russe et un ukrainien. Il a d’abord rejoint le côté ukrainien. Il a ensuite changé d’avis en disant à son professeur qu’il soutenait maintenant la Russie parce que tout le monde est du côté ukrainien et qu’il a un bon ami russe. L’école internationale qu’il fréquente a envoyé un message aux parents demandant de soutenir Felipe en lui fournissant les informations qui apaiseraient son intérêt et sa peur, tout en évitant de l’exposer à des contenus médiatiques non adaptés à son âge. Un exercice d’équilibre complexe.

«Je ne mens jamais à mon enfant», déclare la mère de Sol. A 8 ans et demi, Sol pose des questions difficiles et pertinentes: «Pourquoi aidons-nous certains réfugiés et pas d’autres?» La question est reprise par Vitalie, une enseignante dans une école primaire REP (réseau d’enseignement prioritaire) de Genève, caractérisée par un nombre important d’enfants défavorisés. Elle me montre un document envoyé par le Département de l’instruction publique à tou·tes les enseignant·es. Cinq pages expliquant pas à pas comment accueillir et intégrer les enfants ukrainiens à l’école, comportant un vocabulaire de base et un alphabet, ainsi que des hyperliens vers d’autres références. «Tout cela est très bien, selon Vitalie, mais pourquoi n’ai-je jamais reçu, en plus de trente ans, de soutien pour intégrer les migrant·es portugais, érythréens, kosovars qui arrivent dans notre école? Nous avons 60 à 70% d’enfants étrangers ici!»

Moira, 7 ans, et Arthur, 5 ans, lisent avec leur mère Partir: Au delà des frontières (Francesca Sanna, Gallimard jeunesse, 2016). L’album les aide à parler de la guerre, des déplacements et de l’asile. Ils écoutent également Salut l’info, un podcast de Franceinfo. «Je leur ai dit que la violence survient lorsque les gens cessent de s’écouter, de se parler et de chercher des solutions ensemble», explique leur mère. Elle recommande de faire le lien entre la guerre actuelle et quelque chose que l’enfant connaît, comme se battre pour un jouet. Un point également soulevé par Vitalie, «pour expliquer l’invasion russe, j’ai fait référence à l’Escalade, aux Savoyards et aux Genevois…»

Moira est triste pour les enfants d’Ukraine et veut aller les aider. Sa mère lui dit qu’ils aident déjà par des dons et en accueillant une famille. Elle demande ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été en Ukraine. «Partir», répond la mère. «Montre-moi une photo de Poutine», demande Moira, qui commente «ses parents ne sont probablement pas fiers de lui». «Est-ce que la paix se fait toute seule?», demande Neva, 4 ans, à sa mère, experte en résolution de conflits et en consolidation de la paix. Quand elle sera grande, elle aussi fera la paix.

«Pourquoi?» est la question la plus posée par les jeunes enfants. Pourquoi se battent-ils? Les enfants comprennent la guerre, mais pas pourquoi les adultes y ont recours, disent les experts. C’est à l’adulte d’apprendre et d’enseigner à partager, à coopérer, à communiquer et à faire preuve de solidarité avec les autres.

Les conseils des experts:

  • Ecoutez. Découvrez ce qu’ils savent. La meilleure chose à faire est d’écouter l’enfant. Mais ne leur faites pas la morale. Laissez les préoccupations des enfants, dans leurs propres mots, guider la direction et la profondeur de la discussion. Posez des questions ouvertes, telles que «As-tu entendu parler de l’Ukraine?» Donnez-leur le temps de répondre. Résistez à la tentation de parler;
  • Découvrez ce qu’ils ressentent. Reconnaissez leurs sentiments. Soyez attentif·ve aux signaux d’inquiétude. Les petits enfants peuvent ne pas être capables de nommer leur anxiété, pensant que c’est le gâteau au chocolat qui a provoqué leur mal de ventre. S’ils ne semblent pas affectés, assurez-vous simplement qu’ils savent qu’ils peuvent parler. «Si le parent se demande comment l’enfant s’en sort, il doit le lui demander.»;
  • Soyez transparent·e et honnête, d’une manière adaptée à l’âge de l’enfant. Ne leur dites pas que tout va bien, car ce n’est pas le cas. Si vous ne parlez pas ouvertement, ils risquent d’imaginer des scénarios encore plus effrayants. Et ne leur en dites pas plus qu’ils ne veulent en savoir;
  • Clarifiez les doutes et les idées fausses. Aidez-les à trouver des sources d’information adéquates;
  • Canalisez leur énergie pour les aider. Aidez-les à aider, donnez des jouets, des vêtements, et faites preuve de compassion.

* Auteure de nouvelles, essais et poésie, enseignante bénévole en prisons à Genève.

Quelques sources de lecture supplémentaires (en français et en anglais):

  • www.theguardian.com/society/2022/mar/05/be-open-be-honest-and-listen-how-to-talk-to-children-about-ukraine
  • www.unicef.org/parenting/how-talk-your-children-about-conflict-and-war
  • www.savethechildren.org.uk/blogs/2022/how-to-talk-to-children-about-war
  • www.familyeducation.com/life/wars/talking-children-about-war-violence-world
  • www.rts.ch/decouverte/monde-et-societe/economie-et-politique/la-guerre-expliquee-aux-enfants/
  • www.bbc.co.uk/programmes/p0bqh6w6 A partir des minutes 39-48 Psychiatre Dr Chetna Kang
  • www.1jour1actu.com/monde/cest-ou-la-russie-2
  • www.bbc.co.uk/newsround/13865002 Conseils si vous êtes bouleversé par les nouvelles.
  • Francesca Sanna, Partir: Au delà des frontières, Gallimard 2016.
  • Salut l’info, un podcast de Franceinfo et Astrapi (magazine pour les 7-11 ans)
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