A l’abri des bombes… et après?
Nous sommes à Halmeu, en Roumanie, une frontière à la croisée de l’Ukraine et de la Hongrie. Au dix-septième jour de la guerre, il n’y a pas là d’afflux massif de personnes fuyant les bombes. Car la plupart des gens qui quittent les villes assiégées préfèrent d’abord se réfugier en Transcarpatie, dans cet oblast le plus pauvre du sud-est de l’Ukraine. Sans compter qu’il y a eu une grosse vague de froid ces derniers jours, dissuadant les déplacements.
Olena, ses deux adolescents et un gros chien viennent de traverser la frontière ukrainienne à pied. Ils traînent avec eux deux énormes valises, des sacs à dos et une caisse avec leur chat. Jozsef Kiss, responsable roumain de Diakona, une organisation partenaire de l’EPER, les interpelle en anglais: «Peut-on vous aider? Savez-vous où aller?» La mère n’en a aucune idée. On la sent désemparée et apeurée. Ils ont quitté précipitamment leur appartement à Odessa, au 16e étage, dans une zone militaire. Bus, train, bus, une épopée de deux jours avec ce chien de 65 kg qui n’était jamais monté dans un transport public. Faute de trouver un hôtel pour se poser, ils ont finalement traversé la frontière où s’entassaient des personnes dormant à même le sol.
Continuer comme si de rien n’était. Leur priorité, c’est de pouvoir se poser quelque part où il y aurait un accès internet. Comme si rien n’avait changé. L’aînée, de 20 ans, veut continuer à suivre ses conférences universitaires, le cadet, 13 ans, ses cours en ligne, et la maman, journaliste, pouvoir travailler depuis son ordinateur. Jozsef leur propose de les héberger dans le village de Tarna Mare, à quelques kilomètres de la frontière «pour le temps qu’il faudra». Diakona a provisoirement transformé une garderie en hébergement pour réfugiés. Ici, ils sont nourris logés dans des dortoirs aussi longtemps qu’ils le souhaitent, avant de poursuivre leur route.
«Si l’EPER est intervenue si rapidement, c’est grâce à notre implantation de longue date en Ukraine et dans les pays limitrophes ainsi qu’à notre réseau de partenaires explique Emanuel Tapu, directeur de l’EPER en Roumanie. L’un des défis est de passer de l’aide sociale individuelle que nous pratiquons depuis toujours à une aide humanitaire destinée à des milliers de personnes.»
Ce défi est relevé dans tous les emplacements où l’EPER est active, en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie et en Ukraine. Des centres d’accueil fonctionnels ont été implantés et équipés de matelas, douches, machines à laver, etc. Des stands avec des biens de première nécessité sont posés dans les gares, aux frontières et à l’aéroport. Des personnes assurent les traductions entre les différentes langues pour fournir une aide psychologique ou encore pour orienter les réfugié·es dans leurs démarches d’exil ou d’intégration. «Il y a eu une grande émulation et une solidarité massive dans les premières semaines, mais cela ne va pas durer car les volontaires ont besoin de se reposer et ils ne pourront assumer longtemps les frais engendrés par leurs déplacements, explique Diana Chiriacescu, présidente de FONSS, association partenaire de l’EPER. Il ne faut pas oublier que nous aurons besoin d’une armée de professionnels et que la Roumanie connaît une inflation à deux chiffres.»
Pour que les réfugié·es puissent subvenir à leurs besoins matériels, l’EPER leur distribue de l’argent liquide, entre 50 et 150 francs selon la situation. «C’est une question de dignité, explique Nathalie Praz, responsable de l’aide humanitaire de l’EPER. Cela permet à chacun d’allouer son argent à ce dont il a vraiment besoin: chaussures, billet de train, carte téléphonique… Et puis, il ne s’agit pas d’asphyxier les marchés sur place; l’économie locale doit continuer le plus longtemps possible.»
La peur l’emporte sur le savoir-vivre. Alex a trouvé refuge pour 24 heures dans une tente chauffée à la frontière de Siret, au nord-est de la Roumanie. Pour elle, le voyage de Kiev avec son bébé de sept mois a été éprouvant: «La gare de Chernivtsi, en Ukraine, était bondée et tout le monde se bousculait sans égard pour mon fils.» Par chance, le contrôleur du train lui a fait une petite place dans sa cabine car il n’y avait aucune courtoisie, même pour les femmes enceintes.
Elle est reconnaissante de pouvoir se reposer au chaud et se ravitailler avant de prendre son bus pour l’Allemagne. «Avec toutes les affaires à transporter pour mon petit, je n’ai rien d’autre que les habits que je porte sur moi. Je vais devoir tout racheter!» Elle est sans nouvelles de son mari quitté il y a cinq jours. Demain, elle sera en Belgique, chez sa sœur. Mais elle espère rentrer chez elle dans trois mois.
Partir ou rester? Cette fuite loin des bombes, c’est celle de millions de femmes, d’enfants et de personnes âgées. Pour certains, comme Alex, il y a une destination en vue. Pour d’autres, c’est l’inconnu. Tania, sa mère et sa fille de trois ans ont fui Kiev il y a trois jours et ne savent où aller. L’accueil dans un centre temporaire est alors vital et réconfortant.
Ici, en Roumanie, les sirènes ne retentissent plus, c’est un soulagement de taille pour les personnes qui ont fui les bombes et posent leur sac quelques heures ou quelques jours. Pour ces personnes âgées, femmes et enfants qui ont «atterri» en Roumanie sans plan, de nombreuses questions se posent. Pourront-elles rentrer en Ukraine et quand? Leur logement est-il détruit? Doivent-elles rester ici, tenter une intégration en Roumanie? Partir ailleurs, mais où?
Des questions fondamentales qui conditionneront leur avenir, forcément. Mais comment se projeter alors que tout est si frais, que leurs maris, leurs fils et souvent leurs parents sont restés en Ukraine? Pour elles, c’est ici, en Roumanie, que la véritable épreuve commence. Olena et ses deux enfants ont choisi d’aller à Prague. Olga, elle, prendra un avion pour l’Espagne où elle sait qu’elle pourra soigner son fils de 18 ans atteint d’un cancer. D’autres, se sentent tellement bien accueillis en Roumanie qu’ils envisagent d’y rester… jusqu’à quand?
Joëlle Herren Laufer est responsable médias de l’Entraide protestante suisse (EPER).