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Les droits de l’enfant comme horizon

Dans l’affaire du foyer de Mancy, on peine à entendre la voix des enfants et de leurs droits. Marie-Françoise Lücker-Babel rappelle pourtant que la question de l’accompagnement des enfants autistes dans le canton de Genève a fait l’objet de préoccupations du Comité des droits de l’enfant depuis 2015 déjà.
Genève

On brandit si facilement et si librement l’argument des droits humains pour alimenter le débat ou pour promouvoir une cause, c’en est devenu un automatisme, presque comme un réflexe inné. Et qu’en est-il lorsque l’accueil, ou les soins donnés aux enfants sont remis en question? De quels repères use-t-on?

Depuis des semaines et des mois, le foyer spécialisé de Mancy (GE) et ses dysfonctionnements inquiètent. On évoque les enfants et leurs parents, on insiste sur les contrôles et les responsabilités, et si peu sur les droits au respect, à l’intégrité et au bien-être des enfants hébergés et pris en charge par une institution.

Depuis que la Suisse a ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant en 1997(!), ces droits doivent constituer un des murs porteurs des politiques concernant les plus jeunes. Ce sont ces indicateurs-là qui doivent paramétrer nos obligations et nos responsabilités, non pas en théorie ou éventuellement en incantations, mais dans la réalité. Il semble qu’en 2022, le réflexe de s’y référer est encore loin d’être acquis.

Quelles que soient leurs particularités, leurs capacités et leurs limites, tous les enfants ont un droit inaliénable à «une vie pleine et décente, dans des conditions qui garantissent leur dignité, favorisent leur autonomie et facilitent leur participation active à la vie de la collectivité» (art. 2 et 23 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant). Il revient aux Etats et aux institutions étatiques de pourvoir à cette qualité de vie et à l’égalité fondamentale entre tous les enfants. Le Comité des droits de l’enfant des Nations unies y veille en permanence, même à l’égard des autorités helvétiques et genevoises.

En 2015 déjà, les expert·es du Comité des droits de l’enfant ont exprimé leur préoccupation face à «la discrimination et la ségrégation dont font l’objet les enfants souffrant de troubles du spectre autistique, en particulier dans le canton de Genève». Ils réagissaient aux «informations indiquant que les enfants atteints de troubles du spectre autistique, en particulier dans le canton de Genève, sont soumis à des traitements inadéquats». La pratique du packing (soit l’enveloppement de l’enfant dans des draps humides et froids) a été fustigée, car «assimilable à des mauvais traitements».

Dans un langage où chaque terme est pesé, le comité, en 2015 (!), a «demandé instamment à [la Suisse] d’adopter une approche du handicap fondée sur les droits de l’homme». Il a recommandé à notre pays «d’intensifier ses efforts pour établir un système éducatif inclusif, dans l’ensemble de l’Etat partie, sans discrimination», «de répondre aux besoins spécifiques des enfants atteints de troubles du spectre autistique dans tous les cantons et, en particulier, de veiller à ce qu’ils soient pleinement intégrés dans tous les domaines de la vie sociale […]1>Nations unies, doc. CRC/C/CHE/CO/2-4 (2015), para. 54-55.».

Le Conseil fédéral et l’administration fédérale ne sont pas restés insensibles à ces critiques cinglantes. En 2018, ils ont énuméré 9 recommandations à suivre en priorité, dont l’une est relative aux «troubles du spectre de l’autisme». Tout en rappelant que dans notre Etat fédéral, les cantons conservent la pleine et quasi exclusive responsabilité d’examiner et concrétiser les attentes du Comité des droits de l’enfant en matière de handicap.2> Mesures visant à combler les lacunes dans la mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l’enfant. Rapport du Conseil fédéral en réponse aux recommandations faites à la Suisse par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU le 4 février 2015 (Berne, 19.12.2018), pp. 22, 29 et 66.

Que s’est-il ensuite passé? Les préconisations du Comité des droits de l’enfant sont-elles parvenues aux autorités et aux services cantonaux compétents? Non, selon les nouveaux témoignages soumis aux Nations unies.
Six ans plus tard (!), au mois de septembre 2021, le Comité des droits de l’enfant a «noté avec préoccupation […] que les enfants handicapés continuent de faire l’objet de discrimination et d’exclusion sociale». Il a réitéré ses recommandations publiées en 2015, mot pour mot: la Suisse doit «renforcer le droit à une éducation inclusive dans les écoles ordinaires pour tous les enfants handicapés, y compris les enfants autistes […] et donner des instructions claires aux cantons qui suivent encore une approche ségrégative».3>Nations unies, doc. CRC/C/CHE/CO/5-6 (2021),
para. 33-34.

Combien de temps et d’efforts ciblés faudra-t-il pour que les autorités et les administrations améliorent leur compliance? Il y a exactement vingt-cinq ans, le 26 mars 1997, la Suisse est devenue un Etat partie à la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Faute du réflexe naturel, ou inné, de se référer «aux droits de l’enfant», un travail intense s’impose afin de les inclure systématiquement dans les analyses, les réflexions et les réponses.

L’affaire du foyer de Mancy vient de nous propulser, toutes et tous, hors d’une zone de confort et de certitudes. Elle nous enseigne que si nous manquons de vigilance, si notre détermination se relâche, aucun progrès n’est possible. Notre canton doit d’urgence assumer sa part de responsabilités et promouvoir, pour chacune et chacun des enfants vivant ici, des conditions de vie, d’éducation, d’écoute et d’intégration qui soient accessibles et de qualité égale. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour bien ou mieux faire.

Notes[+]

Marie-Françoise Lücker-Babel est docteure en droit, auteure du Dictionnaire des droits de l’enfant, La Joie de lire, 2019, et des Références des droits de l’enfant, ADIDE, 2021.

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