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Ruggero

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Le romancier et dramaturge Roger Favre nous a quittés. Né au Locle voici près de 80 ans, sa silhouette était familière aux Neuchâtelois, puis aux habitants de La Chaux-de-Fonds – «ville à la campagne» qu’il avait décidé de rejoindre ces dernières années. Ses connaissances se rappellent l’homme au chef quasi nu posé sur des épaules carrées, son œil narquois, ses mandibules denses et sa façon – un yaourt en main – de vous héler d’un «Dis donc!». Il vous tenait alors la jambe – d’où les stratégies d’évitement de certains… Sa manière un peu rustre heurtait en effet ses contemporains policés, happés par d’impérieuses besognes. Je voyais en lui un Diogène des temps modernes quêtant – lanterne en main – l’humanité authentique.

Favre cultivait son imaginaire, son intelligence mais également l’homo faber en lui – une inclination à laquelle l’invitait son patronyme. Ecrivain, il était ainsi au bénéfice d’une formation de créateur de bijoux dispensée par l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds; il en avait conservé le sens du dessin et une habileté digitale. Ses lettres écrites à la plume présentaient une calligraphie rare – tout en ondulations généreuses. Entre autres fonctions, il avait occupé celle de jardinier des Parcs et promenades de la Ville de Neuchâtel. A ce titre, houe ou râteau en main, il sillonnait le jardin anglais ou hantait les allées du cimetière de Beauregard. Une activité qui – par-delà les vicissitudes humaines – le raccordait au Temps de la nature, à ses respirations saisonnières. Une activité qui contribua à en faire un Homme complet, intellectuel, manuel et affectuel. Un travailleur-poète soucieux que jamais l’être ne devienne «l’outil de ses ­instruments».

Sa conversation convoquait un panthéon composite et inspiré: maints auteurs dont William Shakespeare, Jaroslav Hasek, Bohumil Hrabal ou Friedrich Dürrenmatt, maints savants dont Albert Einstein, André Leroi-Gourhan, Lewis Mumford ou George Steiner, maints musiciens dont Jean-Sébastien Bach, Billie Holiday ou Thelonious Monk. Avec chacun, il entretenait un commerce intime. Jamais son rapport à la culture ne tenait de la distinction, toujours il cherchait dans telle page, telle partition les pulsations d’une sensibilité, le sombre éclat d’une ­intuition.

Ses sujets de prédilection? Le Temps, la Nature, la Cité, la Technique. Il défendait l’organique contre le formel, le vrai contre l’artifice. Calvin ou Le Corbusier figuraient haut dans le registre de ses aversions. On le dépeint, un jour, comme un «rabelaisien protestant» – manière de signifier son ascétisme truculent… Son style picaresque manifestait le vivant dans sa résistance obtuse contre l’arbitraire. Roger Favre parvenait à capter la vie avec une tendresse et un humour remarquables. Ses personnages ne semblaient pas de papier. En eux, nerfs, veines et cœur saillaient. Chaque réplique avait le poids d’une parole, le relief d’un accent – une haleine, un souffle. Il faut avoir entendu Roger imiter ses collègues pépiniéristes et horticulteurs, le personnage de Dante Garofalo pour se convaincre que sa littérature puisait à même l’existence. Flaubert avait son «gueuloir», Roger le sien: le rythme semblait l’étalon du beau, de la justesse.

Scrutant la vie dans ses occurrences les plus modestes, attentif aux mauvaises graines, Roger savait fixer les vies minuscules. Les élever. Déjà couronné du prix Schiller, il reçut quelques années plus tard le prix Alpha de la commission nationale suisse pour l’UNESCO pour avoir établi une méthode originale (Work in Progress) de prévention de l’illettrisme. Son humanité s’épanouissait aussi dans ses amitiés: citons celle qui le conduisait régulièrement dans l’antre du caviste et musicologue Jean-Philippe Bauermeister. L’hénaurme compère (Achille pour les familiers!) donna corps – à l’occasion du festival «Poétiser la Cité» – à sa fable Apollonie ou la machination. Citons encore l’admiration émouvante éprouvée pour son aîné: le percussionniste de renom international Pierre Favre. Avec lui, il imagina notamment La Passion du timbalier derrière l’orchestre. Dans cette pièce drolatique, aux évolutions de l’orchestre répondaient celles, chaloupées, de l’ailier carioca Garrincha. Tout dans les aventures et mésaventures de cet attaquant brésilien que l’on surnommait «Alegria do Povo» (Joie du peuple) était de nature à susciter la fraternité du Neuchâtelois. Ses guiboles arquées et de longueur inégale en avait fait l’Ange aux jambes tordues; celles-ci rendaient son dribble imprévisible. Notre homme n’aurait pu croire en un footballeur ne sachant danser.

Au crépuscule de sa vie, celui qui signait parfois «Ruggero» et que l’on nommait affectueusement Fagus (le hêtre en latin) avait encore un projet à l’esprit: bâtir une «Grange solaire» à l’ouest du Val-de-Ruz. Ce site culturel devait devenir un aiguillon alertant ses contemporains des enjeux écologiques et anthropologiques de l’époque, le creuset d’une conscience communautaire. Prenant racine sur une terre agricole, ledit espace eut harmonieusement assemblé les deux dénotations du verbe colere: cultiver la terre et l’esprit. Il eut – pour ainsi dire – matérialisé cette antienne que l’écrivain-jardinier puisait chez un autre Neuchâtelois, Denis de Rougemont: la nécessité de «penser avec les mains».

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’action culturelle, (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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