Escale en terres écologistes
La troisième Escale silurienne nous a amené·es sur une terre colorée de noir, de rouge et de vert. Etaient accueillis pour l’occasion deux membres de la rédaction du journal d’écologie politique Moins! pour un débat portant sur les liens entre anarchie et écologie. Débat vaste, entre deux idéologies politiques aux trajectoires divergentes: si l’anarchisme a connu ses heures de gloire au siècle dernier, c’est l’écologie qui aujourd’hui a le vent en poupe et se montre omniprésente dans les médias. Une continuité existe pourtant bel et bien et la frange politique du courant écologiste ne manque pas de s’inspirer de bon nombre d’idées libertaires. Il s’agissait alors de voir ce que les deux mouvements pouvaient échanger et s’apporter l’un à l’autre.
Comme souvent à gauche, on est d’accord sur les constats. De part et d’autre, il est admis que les problèmes écologiques ne résultent pas d’enjeux techniques, mais bien politiques et de choix de société. Un constat que refuse de considérer l’écologie institutionnelle, avec pour conséquence de vouloir maintenir un statu quo qui favorise une élite. Dans les deux camps, on espère voir émerger un monde moins vorace écologiquement, plus égalitaire socialement.
Il s’agit dès lors de s’attaquer à la racine des problèmes, de changer la structure même du système. Mais de quelle structure parle-t-on? L’anarchisme s’est démarqué à gauche en se concentrant sur la lutte contre les dominations: l’Etat, le patriarcat, l’exploitation au travail et au-delà. Cette volonté se retrouve dans l’écologie politique, avec une focalisation supplémentaire sur la domination de la nature à des fins d’exploitation, notamment industrielle. Les réponses vont dès lors porter sur la possibilité de trouver un modèle alternatif, fait d’auto-organisation, de relocalisation de la production et de démocratisation.
Le débat soulève que le développement des préoccupations écologiques a notamment permis à l’anarchisme d’évoluer sur ces questions et d’étendre ses perspectives. Né au courant du XIXe siècle, au moment de l’industrialisation et du début des Etats modernes, l’anarchisme s’est formé en réaction à l’accaparement des ressources et de la centralisation des moyens de production dans les mains de quelques-uns. Le mouvement voyait alors l’industrialisation comme quelque chose de positif: il s’agissait d’étendre les moyens de production (et se les approprier). Pour les travailleurs et les travailleuses en usine, exploiter la nature relevait de la nécessité. Il a fallu attendre les écrits engagés de Rachel Carson, Murray Bookchin, Ivan Illich et quelques autres pour voir les questions écologiques faire leur entrée dans le lexique anarchiste. Le productivisme est alors remis en question, de même que la technologie, considérée sous un œil plus critique. La nature s’ajoute depuis lors au rang des dominés qu’il s’agit de prendre en compte.
Les échanges avec le public relèvent que la pensée anarchiste a pu (et peut encore) faire progresser en retour les écologistes radicaux, notamment sur les questions relatives au pouvoir. La question du lien avec l’Etat notamment se pose très concrètement. Elle avait naguère déjà divisé marxistes et anarchistes, elle crée aujourd’hui des divisions entre les écologistes radicaux et le mouvement politique Vert. Sur cette question, le cas de Vevey, ville dirigée par un syndic décroissant (et membre fondateur de Moins!) depuis l’été 2020 sera sans doute suivi avec attention, pour voir si la mise en œuvre d’un programme décroissant est viable par le biais des institutions officielles. La participation au jeu politique est néanmoins jugée par l’assemblée comme une rupture avec les idées libertaires.
D’autres points d’achoppement émergent du débat. Une participante témoigne: «Il y a beaucoup de remise en cause de nos vies individuelles dans le milieu écologiste. Mais la critique, ce n’est pas partir de soi. Le modèle capitalisto-libéral nous a dépossédé·es de nos vies.» Poussée un peu plus loin, la question touche presque la nature humaine: ne nous pousse-t-on pas, à travers les discours dominants sur l’état de la planète, à nous faire penser que nous sommes par nature mauvais et destructeurs? Les intervenant·es réfutent cette assertion: nous pouvons aussi prendre place au sein du vivant. Pour cela, le mot d’ordre est d’opter pour une décroissance solidaire, choisie plutôt que subie. Un vaste programme.
anarcoides-geneve@protonmail.ch. Projection du film Ni Dieu ni maître, de Tancrède Ramonet (2016), jeudi 10 février au Silure, 3, sentier des Saules, Genève. Prix libre, places limitées. (Le débat «féminisme et anarchie» initialement prévu à cette date est reporté).