Un incroyable engagement contre l’apartheid
Le décès de Desmond Tutu a provoqué non seulement des hommages à la personnalité extraordinaire qu’il était; il a également été l’occasion de se rappeler le rôle important qu’ont joué les Eglises et notamment le Conseil œcuménique des églises (COE) à Genève pendant les années 1970-1990 au temps de l’apartheid. On se souvient des décisions controversées du COE par l’intermédiaire de son Programme de lutte contre le racisme, plus particulièrement la création d’un fonds spécial pour le soutien des organisations des opprimés, y compris des mouvements de libération d’Afrique australe forcés de s’engager dans la lutte armée face au refus blanc de toute négociation, tels que l’ANC (African National Congress) de Nelson Mandela et le FRELIMO (Frente de Libertação de Moçambique) au Mozambique dirigé par Eduardo Mondlane.
Mais le COE, mandaté expressément par ses Eglises membres, a aussi voulu s’attaquer collectivement et de manière déterminée mais non-violente aux structures de pouvoir, en particulier les banques et multinationales qui permettaient aux politiques de s’appuyer sur la discrimination raciale afin de s’enrichir. Le soutien aux mouvements de libération et le boycott de celles-ci ont été ses actions les plus visibles et les Eglises se sont jointes aux mouvements anti-apartheid à l’instar de nombreuses ONG du monde entier.
Les initiatives du COE ont provoqué des réactions parfois violentes de la part des responsables de certaines Eglises occidentales, y compris en Suisse. Cependant, il est intéressant de noter que, a contrario, de nombreuses paroisses de «base» ainsi que beaucoup de groupes hors Eglises ont fortement soutenu le COE. Les hiérarchies ecclésiastiques, par contre, ont eu peur et s’alignaient plutôt sur les politiques gouvernementales et économiques occidentales. Cette réticence et ce manque de compréhension des développements postcoloniaux étaient aussi liés à leurs liens historiques avec les Eglises réformées blanches d’Afrique du sud. Pour ces hiérarchies, être solidaire signifiait avant tout soutenir l’establishment blanc en Afrique du Sud et leurs Eglises.
C’est précisément ce que le COE remettait en question: l’Afrique du Sud ne devait plus être considérée comme une nation blanche avec un problème noir, mais comme une nation noire soumise à l’oppression d’une minorité blanche. La question fondamentale était donc de reconsidérer la situation d’une manière nouvelle, à partir du point de vue des Noir·es. C’était une manière de penser totalement nouvelle pour beaucoup de chrétiens et de chrétiennes.
Rétrospectivement, le COE, à travers son Programme de lutte contre le racisme, a apporté une contribution significative à la libération de la population de l’Afrique australe. C’est ce qu’ont compris les personnes opprimées elles-mêmes. La visite historique de Nelson Mandela au COE en 1990, peu après sa libération, en a été le signe manifeste.
Le COE, lieu de rencontres providentiel. Le COE a mis en évidence que le choix prioritaire n’est pas entre violence et non-violence, mais entre justice et injustice: il ne peut y avoir de paix sans justice et sans réconciliation.
Beaucoup moins spectaculaire, mais pas moins importante, a été l’action du COE pour rassembler les représentants des Eglises sud-africaines divisées par la ségrégation raciale. Souvent, ces réunions ne pouvaient pas se tenir dans le pays de l’apartheid à cause des lois de séparation. C’est pourquoi de telles rencontres se tenaient régulièrement, et en toute confidentialité, au Centre œcuménique à Genève. Le COE a également facilité les relations entre les responsables des Eglises sud-africaines et ceux des mouvements de libération, lesquels s’appuyaient largement sur l’Evangile. Des Sud-africains «ennemis» étaient obligés de se rencontrer souvent pour la première fois en dehors de leur propre pays. Ces rencontres furent parfois dures et difficiles, les points de vue étant souvent très divergents. Le cancer de l’apartheid avait bien divisé les opinions et les points de vue des uns et des autres.
C’est justement dans ces tentatives de réconciliation que la voix pastorale de Desmond Tutu a joué un rôle important, lui qui avait été un membre du staff du COE pendant plusieurs années, avant de rentrer dans son pays natal.
Aujourd’hui, les expressions de la peur et de la haine se multiplient partout, notamment en Europe. Une mobilisation forte de la société civile est urgente. Les Eglises et le mouvement œcuménique sont-ils prêts à s’engager d’avantage? Leur crédibilité est en jeu. La solidarité et l’hospitalité avec les réfugié·es et les migrant·es constituent un défi existentiel pour nous tous. La lutte continue!
Baudoin Sjollema est le premier directeur du Programme de lutte contre le racisme (PCR) créé par le COE en 1970; il a également travaillé pour l’OIT. A sa retraite, il a été président
de l’Aumônerie genevoise œcuménique auprès des requérants d’asile (Agora).