Pour une anticapitale culturelle!
Voici près de dix ans, a point l’idée d’instaurer une nouvelle festivité nationale: l’attribution régulière à une ville différente du titre de «Capitale culturelle suisse». Inspirés, ses promoteurs ont porté leur choix inaugural sur la ville de La Chaux-de-Fonds. Choix encore provisoire, pour l’heure, puisque conditionné à la réception d’un projet seyant et crédible. Depuis lors, la Ville envisagée a dû peser le pour et le contre d’un tel honneur. Au titre des inconvénients, l’investissement à produire dans une période de finances publiques tendues; au titre des avantages, jouir d’un aiguillon inespéré pour «relancer» la cité horlogère.
Dans le cadre d’un mandat attribué par La Chaux-de-Fonds et l’Etat de Neuchâtel, l’association culturelle La Marmite a eu l’insigne faveur d’épauler la réflexion des autorités et de cristalliser les aspirations de la population.
Qu’attendre d’un tel «label»? L’exemple de Glasgow – Capitale culturelle européenne en 1990 – marquée avant sa désignation par un sérieux déclin industriel et démographique vient assez naturellement à l’esprit. A coup d’investissements impossibles à reproduire du côté des montagnes neuchâteloises, la métropole écossaise a alors connu un incontestable rebond. Sursaut qui ne fit, toutefois, pas l’unanimité… Maints artistes locaux ont en effet fustigé un événement commercial, tourné vers le centre-ville, donnant de Glasgow une image clinquante et lisse à mille lieues de son histoire ouvrière, privilégiant la diffusion sur la création et, partant, n’ayant accouché d’aucun héritage authentique.
Instruite par l’importunité d’une telle instrumentalisation de la culture et par ses échanges avec les forces vives chaux-de-fonnières, La Marmite a repris à son compte la notion de «développement culturel» telle que définie par Jean-Michel Montfort et Hugues de Varine (Ville, culture et développement. L’art de la manière, 1995): «accroître la capacité des communautés d’habitants et des publics à gagner des degrés de liberté, à créer des significations nouvelles, à mener des expériences inédites suscitant de nouveaux apprentissages, quels qu’en soient les domaines.»
Portés par l’intelligence collective mobilisée, nous avons été conduits à rêver une métropole non seulement horlogère ou ouvrière, mais également œuvrière (suivant le néologisme imaginé par Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre dans leur Manifeste des œuvriers de 2017), faisant œuvre de soi en même temps qu’elle produit des biens culturels, manufacturés, agricoles ou des services, intégrant les soucis esthétique et éthique à ses actions et fabrications.
Plusieurs traits singularisent la Ville. Mentionnons-en de quatre ordres susceptibles d’orienter les festivités agendées en 2025.
1. Do it together!: La Chaux-de-Fonds est caractérisée par une culture de l’entraide et de l’horizontalité quasiment punk! «Faire Chaux-de-Fonds» – pour reprendre une expression évoquant la pratique de la classe laborieuse consistant à rester autour de la table une fois le repas terminé – pourrait nommer métaphoriquement ce produire collaboratif, une resocialisation de l’art qui ne soit pas régression dans des schémas serviles (le service du sceptre ou du goupillon) mais épanouissement de son interpellation.
2. Démesure du temps: Attendu dans la Watch Valley, le thème du Temps peut traverser des domaines très différents. Dont celui de l’urbanisme avec la césure décisive de l’incendie historique de 1794 qui conduira à un bouleversement topographique; celui de la musique avec l’importance du rythme dans cette ville vouée à l’art classique comme aux expérimentations les plus insolites; celui de la religion avec l’influence de la Réforme dans la région – qu’il s’agisse de mesurer le temps ou de veiller à son «bon» usage; celui de la politique, enfin, avec l’appréhension ambivalente de la marche de l’Histoire selon que l’on ait foi dans le progrès ou que l’on verse dans le déclinisme.
3. Cité des mille: Ville en altitude ayant démocratisé le soleil, «ville à la campagne», ville en damier, «ville-manufacture» (Karl Marx) dont l’urbanisme singulier a été reconnu au Patrimoine mondial de l’UNESCO, La Chaux-de-Fonds peut se targuer d’être singulière à plus d’un titre; se posent pourtant à elle des questions intéressant au-delà de son seul périmètre: quelle est la «juste» taille des villes du point de vue démocratique et de celui de la sociabilité? quel rapport entre le local et le global paraît-il le plus judicieux selon les points de vue de la culture, de l’écologie, de l’indépendance économique et de la capacité politique? etc.
4. Frontières de l’universel: Sous cet intitulé pourraient être interrogées des dimensions là encore diverses: la porosité de la frontière avec la France; l’hospitalité à l’endroit des immigrations successives (confessionnelles, confédérales, étrangères); les émigrations anonymes ou fameuses – Chevrolet, Cendrars, Le Corbusier – élargissant les frontières imaginaires de La Chaux-de-Fonds; la relativité du sentiment périphérique; etc.
S’agissant de chacun de ces sujets, la culture et l’art peuvent offrir tout à la fois un miroir et un halo.
La Suisse n’est ni la France – pays à centralisation encore prégnante et à conformisme légitimiste – ni la Grande-Bretagne – avec une conception mercantile ou décorative de la culture. Par sa tradition démocratique spécifique, par son fédéralisme, elle peut s’ouvrir à une reterritorialisation de la politique culturelle, à une nouvelle écologie culturelle. Devenir le creuset d’anticapitales.
Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).