Souffrances psychiques et souffrances sociales
On assiste depuis plusieurs années dans nos sociétés à un processus discutable de prise en charge des souffrances psychiques d’origine sociale par une réponse d’ordre psychothérapeutique.
Des évolutions de la souffrance psychique
Plusieurs auteurs et autrices ont souligné une évolution des troubles psychiques et de la souffrance psychique. Ainsi, au début du XXe siècle, les femmes sont souvent renvoyées par la psychiatrie et la psychanalyse à l’hystérie. Aujourd’hui, ce diagnostic a quasiment totalement disparu. En revanche, certains troubles psychiatriques vont être plus souvent attribués aux femmes, comme la personnalité dépendante ou le trouble borderline, sans que l’on sache exactement s’il s’agit d’une prédisposition génétique ou, au contraire, de biais sociaux.
Par ailleurs, certains auteurs, comme Alain Ehrenberg, ont mis en lumière que les névroses décrites par Freud avaient perdu du terrain au profit de la dépression et des troubles anxio-dépressifs. Ehrenberg voit dans cette évolution la marque d’une transformation sociale liée à une plus grande individualisation, à travers des processus tels que la survalorisation de la performance individuelle.
De même, les psychopathologies du travail ont connu une évolution notable, en particulier depuis les années 1990. Ainsi, Christophe Dejours rappelle que le premier suicide répertorié en France sur le lieu de travail date de 1995.
Ces transformations historiques de la souffrance psychique laissent supposer qu’il y a un lien entre certaines formes de souffrances psychiques et les transformations sociales. D’une certaine manière, c’est déjà la thèse du fondateur de la sociologie française Emile Durkheim qui, dans son livre Le Suicide (1897), montre la variabilité du suicide en fonction de facteurs sociaux tels que l’appartenance religieuse.
La négation du social: une réponse inadaptée
Plusieurs auteurs et autrices ont également souligné l’inadéquation de la réponse donnée aux situations de souffrance psychique. Une première critique provient des débats internes au sein des psychothérapies. Plusieurs psychologues ou psychiatres reprochent à d’autres courants de ne pas prendre en compte le caractère externe de la souffrance, en la renvoyant à des problèmes psychiques internes de la personne, voire à des fantasmes.
Néanmoins, même quand la victimisation est reconnue, elle peut conduire à une individualisation du problème, comme c’est le cas dans Le harcèlement moral de Marie-France Hirigoyen (1998), qui renvoie à la figure du «pervers narcissique». Cette approche est contestée par plusieurs courants. La psychodynamique du travail, développée par Christophe Dejours, montre que les psychopathologies du travail sont liées à des nouvelles formes d’organisation du travail. Chez Muriel Salmona, l’approche des violences sexistes autour de la mémoire traumatique fait une place à la notion de «système agresseur». Ou encore la psychologie géopolitique clinique de Françoise Sironi met en avant, dans le cas des traumatismes de guerre, l’importance de prendre en compte le contexte politique. Sironi va jusqu’à parler de «maltraitance théorique» dans des cas où la négation du social lors d’une prise en charge thérapeutique conduit à une re-victimisation, du fait de l’exacerbation des symptômes de la personne par une réponse inadaptée.
La psychologisation des problèmes sociaux en question
Il faut sans doute, là encore, distinguer plusieurs cas. Ainsi, Didier Fassin, dans Des maux indicibles (2004), met en lumière l’existence de politiques publiques qui répondent à des souffrances sociales par des systèmes d’écoute psychologique dirigée vers des personnes qui ne sont pas en demande d’une approche psychologique de leurs problèmes, qui ne souffrent pas de troubles psychiques, mais connaissent des problèmes existentiels et/ou sociaux.
Il semble donc nécessaire de distinguer plus clairement ce qui relève de l’accompagnement psychiatrique, psychothérapeutique ou de l’«accompagnement socio-existentiel». On appellera accompagnement existentiel une forme d’accompagnement tourné vers les épreuves de la vie, que ces épreuves soient existentielles et/ou sociales. Ces épreuves ne relèvent pas, en tant que telles, de la psychopathologie et, de ce fait, elles n’entraînent pas nécessairement des troubles psychiques – pour lesquels un certain nombre de personnes s’adressent d’ailleurs à leur médecin généraliste afin de se faire prescrire des médicaments, sans recourir à un psychologue.
Un autre aspect inadapté du soutien qui est apporté aux difficultés socio-existentielles tient au manque d’orientation vers l’action. A la différence de l’Europe, l’action communautaire autonome, au Canada, propose des réponses d’entraide et de soutien orientées vers l’action collective, et non pas individuelle – tournée vers l’adaptation sociale ou la mise à l’écart de la situation pathogène.
L’inadéquation des réponses proposées dans les situations de souffrance psychique tient donc à trois dimensions: a) l’absence de prise en compte du social, b) la transformation de problèmes socio-existentiels en psychopathologies, c) l’absence de réponse en termes de résistance et d’action collectives.
Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, http://iresmo.jimdo.com