Les affres de la production décomposée
Dans un livre publié à la toute fin du XXe siècle, l’essayiste français Alain Minc défendait la perspective d’une mondialisation potentiellement «heureuse». Selon lui, la libéralisation des échanges et du commerce mondial se devait de déboucher sur une situation «gagnant-gagnant». En accédant à une main-d’œuvre bon marché, les pays occidentaux industrialisés verraient leurs profits grandir et, par là même, le pouvoir d’achat de leurs ressortissant·es augmenter. En devenant l’atelier des pays riches, les pays dits «émergents» assureraient, quant à eux, à leurs populations de nouvelles sources de revenus ainsi qu’un pouvoir d’achat qu’elles n’avaient jamais connu jusque-là. Sans parler du transfert de connaissances, de l’ouverture des marchés ou encore de l’intégration aux réseaux de distribution.
Cette vision quelque peu angélique, que la Banque mondiale a largement fait sienne, a depuis été battue en brèche par de nombreux experts et dénoncée par les mouvements sociaux. Tous observant que si les pays riches avaient effectivement bénéficié de cette nouvelle configuration, la situation des Etats moins bien nantis avait plutôt eu tendance à se péjorer. Ce qui ne l’empêche pas de ressurgir régulièrement lorsqu’il s’agit d’évaluer la pertinence des modèles économiques issus de la mondialisation. Dans le cadre de la thèse qu’il a réalisée au sein de l’Institut de démographie et socioéconomie de la Faculté des sciences de la société de l’université de Genève, et qu’il a soutenue en juin dernier, Aris Martinelli a cherché à savoir ce qu’il en était dans un pays aussi prospère que la Suisse. Et les conclusions de son travail montrent que, là aussi, les effets pervers l’emportent nettement sur les bénéfices en matière de performance, d’emploi et de conditions de travail. Explications.
«La question m’intéressait d’un point de vue strictement scientifique, explique le chercheur. Mais aussi parce que dans le milieu dont je suis issu, qui est proche du monde ouvrier, j’entendais sans cesse les gens se plaindre des méfaits de la mondialisation sur leurs conditions de travail. J’ai donc cherché à savoir comment ces dynamiques globales affectaient effectivement la vie des entreprises et de leurs salariés.»
Pour faire la lumière sur la question, Aris Martinelli a opté pour une analyse qualitative portant sur deux entreprises helvétiques – ainsi qu’une partie de leurs clients, fournisseurs et sous-traitants – insérées dans ce que les spécialistes appellent des chaînes mondiales de valeur, soit des organisations industrielles caractérisées par l’éclatement du processus de production en plusieurs phases et par le recours à des sous-traitants qui peuvent être localisés à l’autre bout de la planète, à l’image d’Apple, par exemple.
«L’idée générale d’une chaîne mondiale de valeur est que différentes firmes de divers pays participent à la conception, la fabrication et la vente d’un produit en y ajoutant une part de valeur ajoutée à chaque étape, précise Aris Martinelli. Ce modèle, qui est devenu dominant depuis la fin des années 1990 et qui représente aujourd’hui plus de la moitié des échanges mondiaux, ne repose plus sur une organisation verticale, comme le modèle fordiste, mais sur un réseau d’entreprises subordonnées à une maison mère dont le leadership est assuré par le contrôle des biens intangibles comme les licences, les logiciels, les outils de gestion ou le savoir-faire technique.»
Anonymisée et rebaptisée «TI Company» pour les besoins de l’étude, la première entreprise étudiée dans le cadre de ce travail est une PME familiale internationalisée qui assume une double fonction. D’une part, celle de fournisseur de produits dans le domaine des turbines à gaz pour le compte d’une grande multinationale américaine. De l’autre, celle de commanditaire dans la fabrication de wagons destinés au transport de marchandises, activité dans le cadre de laquelle TI Company est en relation avec plusieurs entreprises à qui elle sous-traite une partie de la production.
Dissimulée sous l’appellation «G Company», la seconde est une filiale d’une multinationale suisse qui occupe la position de leader mondial dans la fabrication de machines-outils. Victime de plusieurs restructurations et de vagues de licenciements successives, elle a abandonné une partie de ses activités productives traditionnelles (fonderie et tuyauterie), qui ont été en partie délocalisées à Taïwan, pour se concentrer sur la fabrication de composants à haute valeur ajoutée.
La lune de miel ne dure pas
Basés sur une analyse documentaire, une étude macroéconomique du secteur et une soixantaine d’entretiens approfondis menés tant auprès du management que des salarié·es, des associations patronales et des syndicats, les résultats obtenus par Aris Martinelli permettent de relever quelques points positifs.
Dans un premier temps, en effet, lorsque la chaîne mondiale de valeur (CMV) est en phase de développement, les relations entre l’entreprise leader et ses subordonnées sont relativement vertueuses. Même si des tensions existent, globalement le climat est à la confiance mutuelle, à l’échange de connaissances et de bonnes pratiques. Du côté des salarié·es, l’intégration à un grand groupe international peut contribuer à donner davantage de sens au travail à accomplir, voire susciter une certaine fierté. La possibilité de se former et d’accéder à de nouvelles tâches entraîne par ailleurs une rupture de la monotonie.
Mais la lune de miel ne dure pas indéfiniment. Une fois que la machine est rodée, que chacun des partenaires a fait la preuve de ses compétences, le ton se durcit et la réalité reprend ses droits. Le but premier d’une CMV étant in fine de valoriser le capital des firmes qui la contrôlent.
«Après plusieurs années d’investissements à perte, il y a une exigence de profit, la volonté de s’imposer sur le marché, détaille le chercheur. Et dès lors que les savoir-faire des sous-traitants ont été assimilés, l’apprentissage se renverse. C’est au tour de l’entreprise leader de capter les connaissances. D’une relation de gouvernance relationnelle, on passe donc à une relation captive et directive selon une stratégie qui repose sur un double objectif.»
Processus de vampirisation
Le premier vise à s’assurer la mainmise sur les segments à haute valeur ajoutée qui permettent de garder le contrôle sur l’ensemble du dispositif, comme l’innovation et le développement, l’expertise organisationnelle, les logiciels de gestion ou encore les composants software qui pilotent les machines de production. Un recentrage qui implique des restructurations au sein de l’entreprise leader – et donc de potentielles suppressions de postes – ainsi qu’une modification du cahier des charges des employés (personnel technique et ingénieurs en tête) qui consacrent de moins et moins de temps aux tâches de développement et de plus en plus de temps à celles liées à la gestion et au contrôle.
Le second objectif consiste en effet à placer les entreprises subordonnées dans une situation de dépendance croissante afin de réduire au minimum les coûts de production.
Ce processus de vampirisation se concrétise notamment par une négociation à la baisse des prix de commande auprès des fournisseurs, qui se voient désormais mis en concurrence directe avec l’injonction de faire mieux pour moins cher, ce qui entraîne une forme de défiance vis-à-vis des autres membres du groupe et entrave la mise en place de réelles synergies. Il peut par ailleurs s’accompagner de la mise en place d’un système de contrôle qualité scrupuleux qui conduit à une responsabilisation accrue du sous-traitant. Celui-ci devient, de facto, le garant ultime de la qualité des produits livrés.
Comme le montre Aris Martinelli, la firme leader peut en outre allonger les délais de paiement et introduire un système de facturation basé sur des remises afin de resserrer encore un peu plus son étreinte sur ses partenaires.
Chez le sous-traitant, ces exigences se traduisent par une complexification et une intensification du travail qui augmente la pression sur les collaborateurs et les collaboratrices. A cela s’ajoute un sentiment croissant de précarité lié à l’impression de ne plus maîtriser l’avenir et à la crainte de voir son emploi disparaître du jour au lendemain.
L’ensemble de ces pratiques génère une souffrance qui, comme le relèvent les entretiens menés par Aris Martinelli, se manifeste au quotidien dans la vie des employé·es. Poussé·es par leur «ethos professionnel», ceux-ci et celles-ci ont tendance à se surinvestir dans leur travail.
«Les stratégies de profit que je décris dans ma thèse impliquent une diminution des effectifs dans les firmes leaders, une précarisation du travail (chômage technique, suppression des primes, etc.), ainsi que la recherche d’une main-d’œuvre à bas coût et docile dans les firmes subordonnées, résume le chercheur. L’effet général de cette dynamique est donc un éclatement des collectifs de travail ainsi qu’un recul de la conflictualité collective et de la solidarité parmi les travailleurs et les travailleuses. Cette logique de prédation me semble pouvoir être reliée au retour d’une forme de capitalisme de monopole avec de grands acteurs qui concentrent toujours plus de richesses et de moyens de production. Mais elle porte en elle une contradiction intrinsèque dans la mesure où ces grandes entreprises ont besoin de partenaires pour assurer leur développement tout en se sentant contraintes de les phagocyter pour maximiser leurs profits.»
Cet article est paru sous le titre «Les chaînes mondiales de valeur: un modèle pas si vertueux» dans Campus n°147, décembre 2021, magazine de l’université de Genève.