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Les larmes de Monsieur Sharma

Yannick von Büren s’intéresse aux processus décisionnels mis en œuvre dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Il analyse à travers ce prisme la dernière Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP26).
Climat

Avant même le début de la COP26, on pouvait anticiper les réactions qui feraient suite à ces deux semaines de négociations. Les Etats se féliciteraient des avancées – certes timides, mais indispensables; les activistes s’insurgeraient contre l’inconsistance des puissants de ce monde; les scientifiques déploreraient que leurs conclusions aient été si peu prises en compte; les journalistes emploieraient des termes comme «succès» ou «échec» pour qualifier la conférence (comme s’il s’agissait d’un match de la Ligue des nations que l’on pouvait perdre ou gagner). Jusque-là, il n’y a pas de quoi être très surpris.

Il faut dire que le processus décisionnel à l’œuvre dans ce genre de manifestations n’est pas favorable (c’est un euphémisme) aux grands chambardements. Pour s’en convaincre, prenons tout d’abord une situation banale: un débat – par exemple dans le milieu associatif ou familial – à l’issue duquel une décision doit être prise. La plupart du temps, une majorité se dégage, et la minorité s’en accommode malgré elle. Imaginons maintenant que la règle qui prévaut ne soit pas celle de la majorité, mais de l’unanimité. Imaginons ensuite que le groupe en question soit composé de près de 200 membres. Imaginons encore que chacun de ces membres, de par sa situation, ait une perception bien différente du problème. Imaginons enfin que la décision à prendre soit particulièrement désagréable. Les consensus qui restent possibles sont bien maigres, vous en conviendrez.

De là à affirmer que les COP ne servent à rien, il n’y a qu’un pas. Pour ma part, je ne le franchirai pas, car cela reviendrait à ne retenir de la COP26 que le Pacte final – comme si l’on pouvait réduire cette immense manifestation à un seul document de huit pages. Une COP, c’est aussi une kyrielle de débats et de discussions, dont les intervenants proviennent de milieux hétéroclites et qui n’ont pas d’autres occasions de se rencontrer. Une COP, c’est l’assurance d’une couverture médiatique hors normes (mais essentielle) autour du changement climatique, tandis que la thématique a mis beaucoup de temps pour s’imposer dans l’esprit de chacune et de chacun. Une COP, c’est la possibilité de voir émerger de nouveaux acteurs – et à ce titre, les grévistes du climat ont parfois tendance à oublier que leur mouvement est justement né du discours que Greta Thunberg avait prononcé à… la COP24 de Katowice.

A ce propos, souvenons-nous de la teneur de certains discours de la militante. Plus précisément d’un élément rarement relevé: l’appel aux émotions que l’audience se devrait de ressentir – réactions (en l’occurrence, la peur et la honte) appropriées face à l’ampleur du problème. Cette année, c’est une autre jeune activiste, Elizabeth Wathuti, qui était au pupitre lors de la cérémonie d’ouverture. Et si son audience n’a probablement pas égalé celle de la Suédoise en 2018, l’appel aux émotions, lui, est resté vivace: «Please open your heart», répétait-elle. Ce registre a d’ailleurs également été employé par la première ministre des Barbades, tandis qu’elle implorait le parterre des chefs d’Etat avec ces mots: «A ceux qui ont un cœur et des sentiments: 1,5° C, c’est ce qu’il nous faut pour survivre; 2° C, c’est une peine de mort.»

Alok Sharma n’est pas un chef d’Etat, mais c’était le président de cette COP. Et, lui qui voulait avant tout «garder en vie» l’objectif de 1,5° C a bel et bien «craqué». L’épisode s’est déroulé juste avant qu’il n’entérine le Pacte de Glasgow. De nombreux Etats se sentaient trahis par un coup de poker de dernière minute, quelques membres ayant court-circuité le processus délibératif habituel pour forcer la décision. Ces Etats ont publiquement fait part de leur colère. M. Sharma, tout petit sur cette trop grande scène de cette trop grande salle, s’est alors sincèrement excusé. Et il n’a pu retenir une larme.

Comment aurait-on pu imaginer, quelques semaines auparavant, que ce conservateur aguerri aux tactiques politiciennes s’émeuve autant d’avoir laissé inscrire, dans le texte final, une «diminution» à la place d’une «sortie» du charbon? C’est que cet artisan du compromis avait réellement pris son travail à cœur. Ses larmes n’étaient pas celles du crocodile de la politique, mais de l’humain qui rêve lui aussi d’un avenir durable. Et même s’il essaiera de dédramatiser l’événement en conférence de presse (il avait, selon ses dires, dormi six heures en tout sur les trois nuits qui avaient précédé), rien ne pourra effacer le symbole de sa voix brisée, tandis que la séquence se terminait sous les chaleureux applaudissements de l’assemblée.

On entend trop souvent dire qu’émotion et raison sont deux entités indépendantes, voire opposées – ce qui implique presque toujours d’inhiber la première pour que la seconde puisse rayonner. Cet épisode nous enseigne qu’il est peut-être vain de vouloir se passer complètement des émotions, et qu’il importe au contraire d’apprendre à composer avec elles.

Yannick von Büren est doctorant en sociologie à l’université de Neuchâtel.

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